Bozena Coignet nous accueille avec un regard pétillant dans les bureaux d’Europalia, au centre de Bruxelles. Voici dix ans qu’elle y travaille, et c’est pourtant avec un émerveillement intact qu’elle nous présente un panneau de bois sculpté, prêt à partir à la restauration pour l’une des expositions du festival.

Mais qu’est-ce qui lui plaît tant dans ce métier ? C’est l’absence de monotonie, dit-elle, tandis que son visage s’éclaire. Le mot routine n’existe pas ici. Et puis l’équipe est formidable, c’est un vrai plaisir. Quel contact avec la culture aussi : on découvre des livres, des films, des spectacles étonnants. On rencontre des personnalités qu’on n’oserait jamais imaginer croiser un jour. C’est fabuleux. On en prend plein les yeux. Vu comme ça, voilà qui fait envie.

Née en Pologne, Bozena a connu le communisme et l’état de siège. C’était dur, mais, avec le recul que j’ai maintenant, c’était aussi très enrichissant. En fait, ça secoue !

Une vie à travers l’Europe

Ayant étudié la pédagogie et travaillé dans un orphelinat polonais, celle qui a travaillé à la programmation de sept éditions du festival Europalia débarque en Belgique à vingt-quatre ans. J’ai rejoint une amie en Belgique et fait des petits boulots, notamment dans le secteur des antiquaires. Chemin faisant, au gré des rencontres, je suis arrivée à Europalia en 2001, alors que le pays invité cette année-là était justement la Pologne.

Alors, au fil du temps, Bozena en a vu des choses : L’édition du festival qui m’a le plus touchée est celle qui fut consacrée à la Russie. Malgré ce régime politique très dur et que j’ai connu dans mon pays. J’étais à la fois réticente et curieuse à l’idée de travailler sur la Russie. J’ai redécouvert ce pays que je ne connaissais qu’à travers le communisme. Quelle richesse, quelle finesse, et quelle violence parfois ! Une sensibilité presque animale, sauvage.

Indéniablement, travailler sur l’Italie, la Russie, la Chine, le Brésil et maintenant l’Inde ne doit pas être mauvais pour l’ouverture d’esprit. Quand on commence à travailler avec un pays invité, les seules choses que l’on connaît de lui sont les stéréotypes qui lui sont attachés. On ne peut pas les nier. Mais souvent, les stéréotypes négatifs se révèlent moins importants. Oui, en Pologne nous sommes très catholiques, mais nous ne sommes pas dévots pour autant. Oui, le football est très important au Brésil, mais on ne peut pas résumer ce pays au ballon rond. À l’image des moules des frites et de la bière en Belgique, finalement. Être au contact de tous ces clichés contribue plus à ouvrir l’esprit et à l’enrichir qu’à l’enfermer. Il y a désormais beaucoup moins de choses qui m’étonnent. Mon boulot a déteint sur ma vie quotidienne : j’ai un autre regard sur ce qui m’arrive tous les jours.

Pour passer de la Chine au Brésil, il faut aimer les grands écarts : Ce sont de véritables clashs culturels. Mais, avec l’expérience, cela devient plus facile. Il faut savoir s’entourer aussi. On prend des contacts entre deux ans et deux ans et demi avant le festival. Approcher la Chine fut particulièrement compliqué.

Pas de politique, que de la culture

Bien s’entourer, donc. La programmation du festival est soutenue par le service public fédéral des Affaires étrangères et Bozena Coignet travaille avec certains ministères des pays hôtes. Pays hôtes qui n’ont pas toujours été des démocraties exemplaires. Mais pas question pour autant de faire l’amalgame avec la politique. Ici, on parle culture. On travaille avec des lieux qui sont eux aussi indépendants, et il nous est impossible d’imposer la programmation d’un artiste à qui que ce soit, même s’il était soutenu par son régime. En fait, à Europalia, la question ne s’est jamais vraiment posée : Certains fantasment beaucoup là-dessus, mais il ne faut pas oublier que, pour Europalia Chine, c’est Ai Weiwei, un artiste très militant et qui a fait de la prison dans son pays, qui a obtenu la plus grosse exposition du festival, aux Beaux-Arts. Et elle était financée par le ministère de la Culture chinois. Alors, non, Europalia n’est pas vraiment gêné par les intérêts politiques, et c’est très bien comme ça !

Place à l’Inde

Cette année, l’Inde succède donc à la Russie, à la Chine et au Brésil. À bien y regarder, il y a peut être un lien entre tous ces pays. Avec la Chine, le Brésil et maintenant l’Inde, nous nous penchons sur des pays plus lointains et, jusqu’il y a peu, encore fermés. Ils sont méconnus. Et puis, il y a un intérêt économique nouveau pour ces pays. On en parle désormais comme de puissances émergeantes. Il faut apprendre à les connaître. On a effectivement beaucoup parlé de l’Inde ces dernières années, et notamment dans certaines régions sidérurgiques, en France et en Belgique.

Mais résumer Europalia à cette dimension serait mesquin et terriblement injuste. Simplement parce que, cette année encore, la programmation est aussi pléthorique qu’éclectique.

Les immanquables d’Europalia Inde

Je suis très contente et très fière. Évidemment, je manque un peu de recul, je ne réalise pas forcement l’ampleur de ce que l’on fait. Le programme de la danse est particulièrement magnifique cette année , déclare Bozena en guise de préambule. Alors, parlons danse. Il ne faut pas louper Kapila Venu (Théâtre national, 11-12 novembre 2013). Théâtre dansé ou danse jouée ? Difficile de trancher. Il faudra donc se rendre compte par soi-même.

À cheval lui aussi sur les genres, Revanta Sharabhai, jeune danseur établi à Londres, présente un spectacle sur l’amour à distance. Il sera sur scène avec un autre comédien musicien (Halles de Schaerbeek, 24-25 janvier 2014). Beaucoup plus traditionnel et très classique, Charishnu (Théâtre national, 6-7 octobre) s’annonce spectaculaire. Une belle programmation en danse, donc. Mais les autres genres ne sont pas en reste pour autant.

La musique, par exemple. Indissociable de la danse, elle offre en Inde une pluralité qu’Europalia mettra en exergue notamment avec Remember Shakti (Palais des Beaux-Arts, 7 novembre), quintette unissant le jazz fusion et la musique indienne, avec les musiciens virtuoses du groupe Shakti des années 1970. Ou encore avec la Bozar Night (Palais des Beaux-Arts,
10 novembre) : une nuit musicale qui verra se succéder deux DJ et un compositeur : DJ Andy Votel, Chassol et la légende vivante Charanjit Singh, père de l’acid house. Plus traditionnel mais peut-être aussi plus étonnant : Sidi Goma. Une tribu afro-indienne dont la musique et la danse mêlent depuis le XIII e siècle ses racines d’Afrique de l’Est et les influences indiennes de sa terre d’adoption.

En littérature, il ne faudra pas louper les journalistes Manu Joseph et Tarun Tejpal, rédacteurs en chef respectivement des journaux indépendants Open et Tehelka . Et parmi les locomotives du festival, Vikas Swarup, l’auteur de Slumdog Millionaire . Un autre écrivain présent sera Abha Dawesar.

Enfin, le cinéma. Et qui dit cinéma, dit Flagey. L’emblématique place deviendra, du 8 au 29 octobre 2013, Flageywood en référence à Bollywood et à toutes les — nombreuses — écoles de cinéma indiennes.

Au rayon des expos, Corps de l’Inde (Palais des Beaux-Arts, du 5 octobre au 5 janvier), présentera la relation qu’entretiennent les Indiens avec leur enveloppe charnelle. Dans un pays ou l’idée de réincarnation est si présente, le corps, ou plus important encore, l’absence de corps est vraiment interpellant. L’absence de forme peut aussi être la forme elle même ! , s’enthousiasme Bozena.

On la comprend ! Cet automne et cet hiver, Europalia sera, une fois de plus l’occasion, comme Bozena depuis plus de dix ans, de faire le plein des sens.

Cet article est précédemment paru dans la revue Indications n o 399.