critique &
création culturelle
Bastion, les dieux sont capricieux

Une vraie histoire doit commencer par le début. Avec celle-ci, ce n’est pas si simple. Voici un Kid dont le monde a perdu toute forme, abandonné sur un rocher dans les cieux. Il se lève. Il va vers le Bastion. Où tout le monde sait qu’il faut aller en cas de problème. Le sol prend forme sous ses pieds, comme pour indiquer la direction.

Bastion est le premier jeu développé par Supergiant Games , une petite équipe de développeurs indépendants séjournant à San Jose, Californie. Leur objectif est de faire des jeux qui stimulent notre imagination comme les jeux auxquels nous jouions étant enfants. Maintenant que nous sommes grands, le monde qu’ils nous livrent est résolument adulte.

La ville de Caelondia était le plus bel endroit du monde, de l’Ancien Monde, bâtie des centaines d’années auparavant. Sauf que Caelondia n’est plus, détruite par la Calamité – épisode tragique précédent de peu le réveil notre personnage. Le Kid s’éveille seul sur un rocher suspendu dans les airs, dans un reste de chambre, n’ayant plus qu’à rejoindre le dernier refuge de tout Caelondia : le Bastion. Le Kid s’avance sur les plate-formes, dont les dalles apparaissent progressivement devant lui – la voix nous le dit : nous n’avons pas le temps de nous demander pourquoi.

Rien n’est plus, mais il reste un moyen d’en rassembler les morceaux : rapporter des Fragments de l’Ancien Monde et des Noyaux au Bastion. Utilisés comme monnaie destinée à améliorer nos armes ou acheter des objets, les Fragments apparaissent en battant des ennemis ou en cassant des pans du décor – l’Ancien Monde, déjà en ruines, est encore destructible. Les Noyaux, de gros cristaux hirsutes, sont des artefacts importants permettant de reconstruire, avec Rucks – un Cael, de Caelondia comme nous –, Zulf et Zia – deux Uras, une nation opposée aux Caels – quelque chose de grandiose : augmenter la puissance du Bastion, y libérer des espaces pour accueillir de nouvelles structures, et faire face à ce monde dévasté par un génocide.

Le Kid voit maintenant une chose encore plus étrange. Il réfléchit intensément. Quelqu’un d’autre aurait-il survécu ? Mais oui, il trouve quelqu’un d’autre. Il me trouve. On parle un peu. J’essaie d’être sympa avec le Kid. C’est le Bastion ici. Sauf qu’on a vu personne d’autre.

Rucks faisait partie de l’ordre des Maçons, comme le Kid – c’est pourquoi son « ami éternel » ramassé au début est un marteau. Il a construit le Bastion et les Murs clapotants, le mur de défense le plus à l’extérieur de Caelondia dont il déplore la destruction. Mais il est avant tout le narrateur de notre histoire, racontant à la fois le passé, le présent, et le futur au moment où nous jouons. Non pas qu’il soit omniscient : l’histoire est racontée depuis la presque fin du jeu, ce qui lui permet d’évoluer librement dans la trame narrative. Subtilité de l’histoire, Rucks ne raconte cela qu’à Zia, alors que nous jouons le Kid et que sa voix semble parfois nous interpeller en nous tutoyant – mais nous sommes « le Kid », « tu » est une autre. Ce biais permet d’expliquer ou de critiquer les actions du Kid, nos actions, ainsi que diriger la trame de l’histoire.

Et soudain, il tombe vers sa mort… Je plaisante… !

Le pari est osé : alors que l’attrait des jeux vidéos réside bien souvent dans les degrés de liberté qu’ils laissent au joueur, Bastion choisit la carte de l’omniprésence de la narration, de raconter une histoire plutôt que de laisser le joueur errer sans but et trouver, au petit bonheur la chance, l’explication du monde dans lequel il est projeté. Il en résulte un « fil rouge » fortement linéaire, certes, mais assumé jusqu’au bout, jusqu’à ce que la narration s’arrête quand elle est rattrapée par le déroulement du jeu. À ce moment, enfin, nous est-il demandé de procéder à des choix, de décider enfin du destin des personnages que quelques heures de jeux nous ont appris à connaître.

Il entre dans l’un des célèbres bars de Caelondia. Rondy le vieux barman est à l’intérieur. La Calamité l’a eu avant la boisson.

Si l’Ancien Monde de Caelondia est mort, quoique parcouru de monstres désorientés qu’il nous faut abattre ou éviter pour progresser, il n’est pas moins peuplé des vestiges du passé. Les Caels, s’ils n’ont pas été immédiatement désintégrés par le fléau, ont été transformés en amas de poussière pétrifiée. Les rencontrer est l’occasion pour le narrateur de nous entretenir d’anecdotes au sujet de ces statues mortes, de qui elles étaient, de ce qu’il pense d’elles. « Je n’ai jamais aimé son large sourire », dit-il de Percy la balance quand nous balayons sa statue de poussière.

Le Kid empoche un souvenir d’une fille qu’il connaissait. Il l’avait toujours aimée.


Les Souvenirs sont également retrouvés au fil du voyage, collectés et apportant quelque détail sur l’Ancien Monde, un personnage, ou un lieu. Bien qu’ils n’offrent aucun bénéfice particulier dans les mécanismes du jeu, ils en éclairent l’univers d’un jour nouveau. Comme ce premier Souvenir, une barrette de cristal, nous apprenant un peu plus de l’histoire du Kid et des séquelles morales du génocide.

Et ainsi, le Bastion prend vie. Il grossit à nouveau… de plus en plus fort. (…) Maintenant, le Bastion peut l’emmener plus loin, dans le Monde sauvage. Le Kid ne sait pas ce qui l’attend là-bas. Le Skyway. Le Kid peut maintenant suivre le vent au plus lointain.

Le Bastion est un lieu que notre Kid devra progressivement reconstruire – avec les Noyaux, nous l’avons vu –, afin de gagner un semblant de sécurité, y ériger les bâtiments qui serviront à la quête : la Résurrection de l’Ancien Monde, l’effacement de la destruction massive causée par la Calamité. En ramenant les Noyaux au monument central, de nouvelles installations sont constructibles : distillerie, arsenal, forge, temple, … dont les plans sont trouvés progressivement. Chacun des établissements apporte son lot de nouveautés au jeu.

Une gorgée de liqueur à la distillerie et le Kid se sent comme neuf.

La Distillerie permet d’équiper le Kid de liqueurs, dont chaque nom est basé sur un alcool réel, qui apportent des bonus passifs, modifiant le comportement du jeu et aidant dans la progression. Par exemple la Stabsinthe en anglais, mélange de blessure ( a stab ) et d’absinthe, permet au Kid d’infliger des dégâts aux ennemis qui le blessent (réduisant ainsi le nombre de coups à donner pour s’en faire quitte). Le Kid dispose de dix emplacements à liqueur, qui se déverrouillent un à un au gré des gains de niveaux. Dix niveaux d’expérience, dix emplacements maximum, et vingt liqueurs aux effets tous différents.

Aucune pénalité n’est infligée pour l’invocation répétée des Dieux et y avoir renoncé, car ils sont eux-mêmes capricieux.

Il y a aussi sur le Bastion un Temple – où invoquer une divinité qui augmentera la difficulté du prochain niveau et la récompense une fois celui-ci traversé –, une Forge, un Arsenal, … le tout surplombé du Skyway. Il permet de « suivre le vent au plus lointain », d’accéder à une vue globale du Monde sauvage et de choisir de là la destination suivante. Mais tout nouvel élément du jeu – un ennemi, une arme, une compétence, un établissement – est expliqué au joueur, par la voix off ou par des indications à l’écran, par le jeu, au sein du jeu. Nous ne sortons jamais vraiment de l’histoire du Bastion.

Même rédacteur·ice :

Développeur : Supergiant Games
Éditeur : Warner Bros. Interactive Entertainment
Concepteur : Amir Rao
Programmeurs : Gavin Simon (conception, programmation), Andrew Wang (programmation)
Graphistes : Jen Zee (dessin), Camilo Vanegas (3D)
Écrivain : Greg Kasavin (scénario)
Compositeur : Darren Korb (bruitage, musique, voix)
Narration : Logan Cunningham (voix off)