critique &
création culturelle
Gary Farrelly
Jouer l’adminstration contre l’administration

Gary Farrelly, né en 1983, est un artiste irlandais pratiquant le mail art, le collage, la vidéo et la performance. Après un master à LUCA Arts (Bruxelles), il part vivre à Paris et à Dallas. À son retour en 2013, il décide de s’installer à Bruxelles.

Avec sa collaboratrice berlinoise Chris Dreier, Gary Farelly fonde en 2015 « The Office for Joint Intelligence Administration ». Cette administration prend la forme d’un bureau mobile se déplaçant au gré des invitations de pays en pays (États-Unis, Belgique, Pays-Bas, Allemagne). Générant des listes de données fictives — comme une liste de soixante banques inexistantes — et créant de la documentation sur des sujets inexploités tels que les tunnels, les crashs d’avion ou certaines pratiques pornographiques, OJIA s’attache à la rigueur des chiffres et en fait la matière même de ses productions. Régulièrement, le bureau organise des loteries publiques au cours desquelles les participants tentent de remporter des prix en répondant à des questions monomaniaques, obsessionnelles relatives à des statistiques — que celles-ci concernent, encore une fois, les tunnels ou les crashs d’avions. OJIA se donne pour visée de travestir les codes de l’administration ; et ce travestissement est pensé comme auto-émancipateur.  Mettre un costume, parler dans un micro, énoncer des chiffres, se tenir droit sur une chaise, se proclamer garant de la validité d’une réponse : autant de pratiques qui, par les nouveaux agencements qu’elles construisent, nous offrent une voie de contournement de la violence administrative. Les techniques spécifiques des bureaux sont déjouées par un travail de renversement, d’inversion, de pastiche. Les gestes et les documents finissent par rendre la pensée critique effective et palpable.

Gary Farrelly, Auto-administrative records, 2014

Chris Dreier et Gary Farrelly poussent volontiers leur proposition jusqu’au vice, jusqu’à l’anticipation de la perversité administrative : ils consignent et répertorient leurs habitudes alimentaires, leurs dépenses financières et leurs mouvements selon un langage personnel développé expressément. OJAI applique les mécanismes de l’administration à toutes les strates de la vie, privée comme publique. Cette opération de recensement complet des informations propres à leur personne tend à objectiver leur subjectivité, tout en subjectivant les modes d’objectivation. La rationalisation et le calcul, propres aux méthodes administratives, se transforment au contact de ces données inutiles. Cette transformation de la raison administrative la fait basculer du registre de la nécessité à celui de la gratuité – et c’est justement dans ce saut entre nécessité administrative et gratuité artistique qu’éclot le caractère esthétique de leur proposition.

À côté de son travail au sein d’OJAI, Gary Farrelly s’intéresse de près à l’architecture brutaliste post-Deuxième Guerre mondiale ainsi qu’à la pornographie. Bien qu’à première vue ces deux thèmes ne semblent pas avoir grand-chose en commun pour beaucoup de monde, Gary choisit précisément d’interroger leur interaction. L’artiste semble animé d’une étrange capacité à anthromorphiser les buildings et, dans son langage, le terme « ériger » ne signifie pas autre chose qu’« avoir une érection ». Pour sceller cette proximité entre ces deux thèmes obsessionnels, Gary leur a appliqué une technique similaire : la broderie. En 2015, au cours d’une résidence au TAMAT de Tournai (centre contemporain des arts textiles de la Fédération Wallonie-Bruxelles), Gary a inventé son propre point de broderie qu’il applique à des cartes postales représentant respectivement des architectures modernistes et des scènes de pornographie gay. Le fait de broder – activité répétitive par excellence, analogue à l’administration de ce point de vue – vient perturber l’espace de représentation, qui se divise et se fracture sous la prolifération régulière des fils, parfois jusqu’à ce que l’image en devienne illisible. Ces cartes postales brodées sont ensuite envoyées par l’artiste à des institutions à travers le monde, avec la particularité de ne répondre à aucune demande préalable des institutions en question. Dans le but de renverser les pôles établis de passivité et d’activité . Et ça fonctionne.

En bref, le déploiement de cette entreprise d’auto-institutionnalisation et de répétition ineffective produit quelque chose d’étrangement sensuel – quelque chose qui n’est justement pas sans effet. C’est qu’il y a un peu de Bartleby chez Gary Farrelly.

Pour la rédaction : Clarisse Michaux et Robin Faymonville
Pour la technique : Lucas Meisdom

Le site de Gary Farrelly .

Le site de l’OJAI .