critique &
création culturelle
Janise Yntema
Peindre la poésie du silence

Coup de projecteur sur Janise Yntema, une peintre américaine installée à Bruxelles qui allie photographie et peinture, culture numérique et technique ancienne, poésie et cire d'abeilles.

Née en 1962, Janise Yntema se distingue autant par sa manière de peindre que par la matière même de ses peintures, la cire d'abeilles. Une technique ancestrale ‒ vieille de plus de 2000 ans ‒ au service d'un idéal d'esthétique organique et de valeurs écologiques. La beauté silencieuse de ses tableaux, entre rêverie évanescente, minimalisme spirituel à la Rothko, mélancolie ouatée, fugacité fuyante, innocence du devenir et douceur du vide, confère à cette peintre l'aura d'une Pythie de la nature.

Rencontre à l'occasion de la 16e édition de Truc Troc à BOZAR.

Quelle est votre expérience de Art Truc Troc & Design et quel est le sens d'un tel événement pour vous en tant qu'artiste ?

C'est ma troisième participation à Truc Troc et j'espère ne jamais m'arrêter ! J'aime beaucoup la dimension égalitaire qui y règne. Tout le monde a le droit de participer comme artiste et chaque spectateur a la possibilité d'être un véritable acteur de l'événement en proposant un un objet ou un service en échange d'une œuvre . La liberté donnée au public est exceptionnelle. Certains jouent le jeu sérieusement, dans le but de réaliser un vrai échange avec l'artiste, tandis que d'autres se prêtent au jeu de manière plus légère et décalée (artistique peut-être) en laissant des petits mots humoristiques et inventifs. Cet événement permet au public de laisser libre cours à son imagination et à sa créativité. Je songe notamment à ce spectateur qui m'a proposé d'échanger une œuvre d'art contre son propre poids en céréales !

Toutes ces caractéristiques en font selon moi un événement typiquement belge. Je n'ai jamais retrouvé le moindre équivalent ailleurs dans le monde. Truc Troc représente aussi une opportunité de rencontre et de lien social souvent absente de mon quotidien solitaire centré quasi exclusivement autour de la peinture.

Quelles sont vos sources d’inspiration ?

Ma plus grande source d'inspiration est la nature, en particulier l'interaction de ses éléments changeants : couleurs, lumières, saisons. Il s'agit évidemment de mes influences conscientes car, inconsciemment, tout ce que j'ai vu et vécu jusqu'à présent m'a déterminée d'une manière ou d'une autre. La couleur s'apparente à un langage, à une musique silencieuse, où chaque ton/teinte s'inscrit dans une composition.

Jeune, j'étais attirée par l'énergie et la taille des oeuvres des expressionnistes abstraits. Des œ uvres spécifiques m'ont toutefois profondément marquée, comme la Jeanne d'Arc de Jules Bastien-Lepage, une huile sur toile qui date de 1879 et trône dans la même salle new-yorkaise du Metropolitan Museum of Art depuis 1989. C'est l' œ uvre qui a le plus contribué à ma vocation et à mon envie de créer un espace magique et empreint d'une part de mystère à travers la peinture. Encore aujourd'hui, je retourne voir ce tableau à chacune de mes escales à New York. Je ne manque jamais non plus une occasion de contempler le Jeune Garçon au cheval de Picasso, situé au Museum of Modern Art. Comme si ces tableaux attendaient patiemment ma venue, tels des amis fidèles.

J'admire aussi Rothko et sa capacité à exploiter la couleur pour en faire jaillir l'humanité et la spiritualité. Sans parler des romantiques et des tonalistes : JMW Turner, Casper David Friedrich... J'aime beaucoup le travail de Kiki Smith, Uta Barth, Peter Doig, Vija Clemins, Ellen Gallagher, Hiroshi Sugimoto, Agnes Martin. Ma liste est interminable. Plus récemment, j'ai été influencée par la photographie et le cinéma.

Y a-t-il une raison particulière derrière l'omniprésence du bleu dans vos œ uvres ?

Le bleu et le gris constituent à mes yeux les plus belles couleurs. Le bleu symbolise la positivité, la sérénité, la lumière, l'espace, le ciel, l'ouverture, l'eau, la mer, l'atmosphère et la possibilité. Dans la religion chrétienne, cette couleur est associée au pouvoir guérisseur de Dieu. De son côté, le gris évoque l'absence de lumière, le silence, la solitude. À travers mes peintures, je cherche à créer un sens de l'espace par le biais de la lumière et du dialogue entre les couleurs, de leur résonance. En général, je favorise une palette chromatique au plus proche des teintes de la terre, à l'opposé de couleurs criardes et unidimensionnelles. Même s'il est tout à fait possible de créer des peintures contemplatives et silencieuses uniquement sur la base de couleurs intenses et chatoyantes.

Dans quelle mesure la nature ou les phénomènes naturels recèlent-ils une dimension poétique ?

J'inverserais plutôt la question : comment ne peut-on pas voir la nature comme quelque chose de poétique ? Tout notre environnement visuel traduit le rythme et l'équilibre de la nature. La nature est poétique parce qu'elle reflète le cycle de la vie. Cette expérience poétique de la nature permet à l'être humain de sentir sa place dans le monde, de remplacer son désir de domination et d'exploitation par un sentiment de connexion à un Tout interconnecté et harmonieux, de l'infiniment petit (l'atome) à l'infiniment grand (l'univers). Un proverbe zen illustre cette idée : « Lorsqu'il neige, chaque flocon tombe à la bonne place. »

Qu'en est-il de la poésie dans le domaine de l'art et de la peinture ?

Pour moi, la poésie est évasive, insaisissable, irréductible à quelque chose de contrôlable, mesurable et manipulable. En réalité, l'existence de la poésie se révèle davantage dans son absence : c'est paradoxalement lorsqu'elle fait défaut qu'elle devient la plus visible. Malgré l'impossibilité de définir la poésie, j'ai récemment découvert deux conceptions intéressantes à ce sujet. La première définit la poésie par opposition à l'éloquence : « La poésie se joue en dehors de la conscience d'un auditeur, tandis que l'éloquence requiert une audience. » J'ajouterais qu'aujourd'hui une part importante du marché de l'art repose sur l'éloquence et la performance verbale. Voici la seconde : « La poésie exprime le sentiment de se confesser à soi-même dans des moments de silence. » La poésie est liée à la condition humaine, à l'état d'esprit contemplatif, à nos peurs secrètes et à nos émotions. Nous exprimons la vérité par l'intermédiaire de la poésie, même si la poésie relève autant de la vérité que de la fiction, étant donné qu'à chaque personne correspond une vérité différente.

Je vois la poésie comme un courant souterrain par delà les êtres et les choses, qui émerge grâce au silence et à l'immersion attentive. Il s'agit d'une expérience intimement personnelle et silencieuse. La poésie nous rassemble tout en préservant notre individualité. Si mes oeuvres traduisent ma vision du monde et mon récit personnel, alors l'interprétation nichée dans le regard du spectateur constituera tout autant son récit propre. Le pouvoir magique de la poésie en art réside dans la compréhension non-verbale entre deux êtres. Comme lorsqu'un jour à Truc Troc , une personne m'a écrit ce mot : « J'ai ressenti à la fois de l'espoir et de la solitude dans votre œ uvre. »

Quel serait le lieu d’exposition idéal pour vos peintures ?

J’ai toujours imaginé mes peintures exposées dans des grands espaces intérieurs abrités par de hauts plafonds, imprégnés de silence et offrant une porte d’entrée dans un autre monde. Le lien étroit qui unit art et spiritualité transparaît aussi dans la relation entre le musée et la cathédrale. De nos jours, les musées hébergent nos aspirations et croyances matérielles, tout comme les cathédrales hébergeaient autrefois nos aspirations et croyances spirituelles. Chacun de ces lieux reflète notre existence et la manière de l'exprimer. Ils partagent aussi des espaces imposants, où quiconque a la liberté d'errer, de s'asseoir en silence, de se recueillir et de se livrer à un moment d'introspection. Cet environnement convient parfaitement à mes œ uvres d'art pour en révéler toute l'aura. Je me rends d'ailleurs moi-même dans les galeries d'art autant pour faire l'expérience d'un espace, d'un contenant, que de contenus, d' œ uvres exposées. Raison pour laquelle les foires d'art me perturbent beaucoup, il y règne trop de bruit visuel.

Comment avez-vous développé votre langage artistique ?

J'ai toujours éprouvé un fort sentiment d'appartenance à la tradition de la peinture. En un sens, j'ai rejoint la guilde historique des peintres et, par conséquent, j'ai la responsabilité de perpétuer le savoir et la maîtrise d'anciennes techniques. Ma peinture à l'encaustique s'oppose à certains égards à l'immédiateté de l'imagerie numérique. Il s'agit d'un procédé laborieux résultant de la superposition de multiples couches de couleur translucide, grâce à l'action de la chaleur. La durée et la patience requises par un tel procédé confèrent à l' œ uvre un résultat final qui dépasse la simple accumulation de matériaux. De plus, cette technique offre la possibilité de façonner des surfaces ressemblant à de la peau, grâce à la dimension organique, presque vivante et directement prélevée dans la nature, contrairement à la substance acrylique. Le secret de cette méthode repose sur la relation entre ce qui est caché et ce qui est révélé.

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En réaction à l'émergence de l'imagerie numérique dans les peintures, je recours à une approche hybride. L'imagerie numérique permet de fournir un support moderne à un support traditionnellement ancien, et brouille les frontières entre peinture et photographie. Car même si les photographies renvoient théoriquement à des environnements réels, ces derniers n'existent pas à proprement parler, car soumis à des retouches et des modifications. Les images deviennent alors des souvenirs de mes propres impressions plutôt que des copies conformes à la réalité. J'ai atteint dans ma pratique artistique un seuil où le recours à la peinture ou au numérique n'a plus d'importance : dans un cas comme dans l'autre, je travaille en déterminant un espace à travers la couleur, même si je demeurerai toujours une peintre, ce que mes photographies reflètent d'ailleurs.

Quelle est la spécificité de la peinture comme mode d'expression artistique ?

La possibilité de créer un espace-temps différent de la réalité à partir d'un espace matériel bi-dimensionnel, uniquement déterminé par la couleur et la lumière. De pénétrer dans un monde immatériel infini grâce quelque chose d'aussi petit qu'une toile carrée de quinze centimètres par exemple. En d'autres mots, une peinture est une petite porte qui ouvre sur un grand univers.

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