critique &
création culturelle
Brasiers de Marie-Pierre Jadin
Dans les feux de l’Histoire

Le roman policier Brasiers traverse les époques et les frontières pour inscrire l’histoire individuelle dans la grande Histoire, celle de la Seconde Guerre mondiale et du Mur de Berlin. Ce premier ouvrage a valu à Marie-Pierre Jadin le troisième Prix Fintro Écritures Noires 2019, qui récompense des nouvelles plumes du polar belge francophone.

Luc Delcourt, jeune Bruxellois venant d’achever sa formation d’inspecteur de police, accepte un premier poste à Bastogne. C’est donc dans cette région champêtre et forestière que le citadin s’attaque à ses premières affaires. L’une d’elle concerne un mystérieux meurtre vieux de 20 ans : quelques mois auparavant, un corps anonyme a été retrouvé dans le mur d’une vieille bâtisse par les nouveaux propriétaires, Antonio et Cécile. Le jeune couple, lui aussi fraîchement débarqué de Bruxelles, n’a a priori rien à voir avec cet homicide. Pourtant, peu après la découverte du corps, Antonio s’absente de longs mois à Berlin. Sa compagne, inquiète et intriguée, s’engage alors dans une enquête parallèle à celle de la police.

Cette double investigation se reflète dans les chapitres, qui suivent en alternance Luc et Cécile. Cette structure idéalement adaptée au récit permet de ne perdre de vue aucun des personnages principaux et de suivre toutes leurs progressions. De plus, toute confusion est évitée par les changements de temps et de personne : tout ce qui concerne Luc est narré à la troisième personne et au passé tandis que Cécile nous raconte les événements en « je » et au présent.

Une enquête policière en plein cœur de l’Ardenne belge nous évoque inévitablement la série télévisée La Trêve . Ici aussi, l’ancrage belge, qui plus est dans une région qui sert rarement de cadre en littérature, ne peut manquer de toucher les lecteurs et les lectrices. On ressent l’attachement de l’autrice à cette terre ardennaise dont elle ne peut s’empêcher de comparer le mode de vie à celui de la capitale. La ruralité est rendue encore plus prégnante par les multiples touches descriptives faisant appel à tous nos sens. On n’évolue pas seulement dans l’Ardenne : on la contemple, l’entend, la hume, l’effleure, si bien qu’on a soudainement envie de chercher Saint-Ode sur une carte et d’aller bientôt s’y promener.

Le cadre rural permet également à Marie-Pierre Jadin de sensibiliser les mangeurs et mangeuses que nous sommes toutes et tous aux dures conditions de vie dans l’agriculture et aux lacunes des politiques agricoles. De plus, l’autrice a subtilement injecté son engagement dans la simplicité volontaire dans le personnage de Cécile qui se satisfait d’un mode de vie assez marginal, voire quasi autarcique.

Les différents personnages, cependant, ne sont pas dotés d’une psychologie assez complexe que pour qu’on puisse vraiment s’attacher à eux. Leurs moments de tristesse ou de colère sont désamorcés en quelques phrases :

Il eut un pincement au cœur en pensant à ce qu’il abandonnait en quittant la capitale : ses parents et ses amis, bien sûr, mais aussi la proximité de la vie culturelle, trépidante. Il repensa avec nostalgie à Marilyn, cette jeune fille au pair américaine rencontrée au début du mois de juillet dans un bar. Ils avaient passé un bel été et Luc avait cru à une relation durable, mais elle était retournée chez elle en lui faisant comprendre qu’il ne fallait rien espérer de plus. Ce n’était peut-être pas plus mal de partir, de commencer quelque chose de neuf. Il rentra à Bruxelles le cœur plus léger.

Ce manque de relief se retrouve également dans l’intrigue. En effet, la brièveté du roman ne laisse pas de place au développement de fausses pistes qui auraient corsé l’affaire et pimenté la lecture. Les différents indices – assez flagrants qui plus est – convergent dès leur apparition dans la même direction, ce qui laisse peu de suspense quant à l’issue de l’enquête.

La fluidité de ce récit, si elle est un peu trop extrême, rend néanmoins la lecture rapide et aisée, et permet de n’oublier aucun détail. Il s’agit là d’un avantage certain dans une histoire qui tente de démêler la trame embrouillée du passé. En outre, pour s’assurer que l’on en suive le fil, l’autrice rappelle régulièrement les dates et les âges, et va même jusqu’à récapituler les éléments importants de l’enquête sous forme de listes à puces. Toutefois, si cette originalité formelle nous évite de parcourir à nouveau les pages précédentes afin d’en extraire ces mêmes informations, elle brise brusquement le cours de la lecture. On peut aussi se demander si ces listes par points brefs ne constituent pas une première incursion dans le genre du roman de ce que Franck Frommer appelle la « pensée PowerPoint » (du nom du logiciel de présentation assistée par ordinateur de Microsoft). N’est-ce alors pas donner à un mode de pensée et d’expression simplificateur – et donc potentiellement aliénant – davantage d’emprise sur notre quotidien ?

Il s’agit toutefois là d’un détail. Au cœur de ce roman se trouve plutôt une toile intergénérationnelle indifférente aux distances spatiales et temporelles. L’intrigue nous emporte en effet dans un voyage entre plusieurs périodes, de la Seconde Guerre mondiale à l’an 2009 en passant par les dernières années du Mur de Berlin, et entre plusieurs lieux, de Bruxelles à Bastogne, de Saint-Ode à la capitale allemande. De tels liens entre les personnes peuvent être tissés par la famille ou l’amitié, l’idéologie ou le devoir professionnel, les luttes ou les promesses, la vie ou la mort, mais aussi par le feu ou l’Histoire. Le titre, Brasiers , met d’ailleurs en avant les incendies de granges qui jalonnent le récit et relient les trois époques évoquées. Ces flammes dévorantes évoquent aussi métaphoriquement les non-dits du passé que les adultes d’aujourd’hui tentent de découvrir.

L’illustration de couverture résume bien les éléments principaux de ce roman : une mystérieuse grange campée entre champ et forêt, tiraillée entre l’atmosphère sombre d’une enquête criminelle et la lueur des incendies. La combinaison du tout en une image de type sépia évoque les vieilles photos et les lointains souvenirs, ces moments où les fils de nos petites histoires tissent la trame de l’Histoire.

Même rédacteur·ice :

Brasiers

Marie-Pierre Jadin

Ker éditions, 2020

153 pages