critique &
création culturelle

Eidolon : Athènes, Londres et Téhéran

Chapitre V : Téhéran (2/3) − La mélodie de l’horreur

L’eidolon chez Siavash Amini apparaît sous de multiples formes dans sa discographie. Cependant, il demande de passer par de nombreuses passes plus escarpées pour atteindre son sens le plus fondamental : précédemment à travers l’apeiron et à présent à travers l’horreur. C’est pourquoi il ne faut craindre ni l’hypoxie ni le froid des hauteurs, et accepter de m’accompagner jusque dans les méandres philosophiques d’Eugene Thacker pour discerner dans tout ce trouble le début d’une silhouette.

Les recherches musicales de Siavash Amini l’ont conduit à déplier progressivement différentes potentialités de son univers et de même à s’intéresser à différentes techniques sonores. De même en est-il pour l’eidolon, dont les traits se reprécisent au fil des métamorphoses. La première phase de ces recherches nous est désormais familière par nos investigations au travers de Till Human Voices Wake Us, What Wind Whispered To The Trees et Subsiding. Cependant, après une trilogie marquée par une approche plus sentimentale, où les cordes sont très présentes sous un aspect plus naturel ou retravaillées, Familial Rot avec Matt Finey amorce un virage vers une nouvelle approche1 où l’abord romantique de l’apeiron cède la place à un abord horrifique certainement marqué par l’influence d’Eugene Thacker2. Là où jusqu’ici l’ouverture vers l’indéterminé s’opérait par de longues nappes le plus souvent élégantes et finement ouvragées évoquant le sublime (donc un travail temporel entre éternité et périssabilité), ainsi que par les jeux de contrastes déjà évoqués (cordes et nappes), il compte désormais privilégier un travail plus poussé sur les textures sonores ainsi que sur des déflagrations bruitistes nettement plus agressives, plus abruptes et plus ponctuelles. Mais qui est Eugene Thacker et en quoi ses idées permettent de comprendre l’évolution de Siavash Amini ? Une parenthèse s’impose pour saisir les importantes implications musicales de cette connivence ainsi que sur l’eidolon qui demeure notre point d’arrivée.

Eugene Thacker est un philosophe, poète et enseignant connu pour son Horror of Philosophy en trois volumes dans laquelle il introduit une nouvelle approche philosophique consistant à partir de l’horreur pour éprouver les limites de l’esprit humain. Il découpe l’appréhension du réel en trois grands domaines. Les deux premiers sont très répandus dans la tradition philosophique : le monde-pour-nous et le monde-en-soi. Suivant l’épistémologie kantienne, le premier concerne l’ensemble du connaissable et de nos facultés à les connaitre, tandis que le second est inconnu en lui-même, mais est en même temps nécessaire pour la formation de toute connaissance à partir de l’expérience sensible. Selon Eugene Thacker, les deux s’accordent naturellement pour la philosophie traditionnelle selon le principe de la « raison suffisante ». Il n’y a pas d’excès d’un pôle sur l’autre et le monde-en-soi s’accorde naturellement à nos sens. C’est l’adaequatio rei et intellectus (adéquation de la chose et de la pensée) de Thomas d’Aquin.

Cependant, Thacker souhaite rompre avec cette idée très répandue. Pour lui, il existe au contraire un écart entre le monde-en-soi et le monde-pour-nous où se joue des événements qui nous échapperont à jamais faute d’être aptes à les recevoir. Il introduit alors un troisième domaine incarnant le jeu qui existe entre ces deux pôles, celui du monde-sans-nous. Il n’est pas strictement inaccessible à la manière du monde-en-soi ni strictement accessible à la manière du monde-pour-nous, mais il est l’expression de notre incapacité à comprendre le monde dans sa complétude. Il est l’altérité inassumable qui point depuis le confort de notre connaissance et entraîne sa bascule vers l’abîme. C’est la manifestation du non-manifeste, l’événement du non-événement, une fracture dans le continuum de nos existences, la vision de l’invisible. Mais cela peut aussi être la pesanteur liminale de ce qui nous scrute au point de faire de nous les objets d’une chose qui nous tient sous son emprise lorsqu’on s’en détourne et s’évapore lorsqu’on cherche à en discerner l’intention, telle Eurydice échappant à Orphée. Ce monde-sans-nous est souvent pressenti comme un je-ne-sais-quoi, sans pour autant pouvoir dire ce qu’il en est vraiment (ou seulement trop tard ou trop tôt, comme jamais il n’est vraiment présent).

Eugene Thacker le rapproche de l’horreur, qui constitue pour lui une voie privilégiée pour penser ce monde-sans-nous si paradoxal. L’horreur permet en effet de penser le monde comme impensable, et les limites de notre place dans celui-ci3. De fait, les différentes modalités expressives (livres, bandes dessinées, comics, manga, films, etc.) où l’horreur est représentée en circonscrivent des traits plus définis qui permettent de concrétiser plus aisément ses modes d’apparition. Il peut être brouillard d’où surgit l’innommable, blob, fantôme, esprit frappeur, mort-vivant, c’est-à-dire autant de créatures qui défient les règles qui régissent le monde et ouvrent la porte à des dimensions où nous ne naquîmes point. La littérature fantastique est ainsi un réservoir extraordinairement riche, puisque son essence même consiste à faire circuler des présences au travers de ses pages sans les faire sortir de la pénombre, destinées à défier la raison plutôt qu’à la conforter.

L’un des exemples les plus intéressants de Thacker est à mon sens biblique, en ce qu’il permet de déployer des traits paradigmatiques de la manifestation du non-manifeste4. Eugene Thacker s’arrête sur un épisode de possession au chapitre 5 du livre de Marc, le très célèbre épisode où le démon qui possède le malheureux se présente en affirmant qu’« il est légion ». Jésus l’exorcise et le démon multiple s’échappe du corps pour se loger dans un troupeau avant de finir noyé dans la mer. Comme le démon est sans nul doute une représentation par laquelle l’être humain cherche à concevoir l’inconcevable de phénomènes qui le dépassent, et donc à penser le monde-sans-nous, il s’ensuit que les différents éléments présents dans ce court passage sont intéressants pour le caractériser.

Premièrement, ce qui frappe est la contradiction logique derrière « je suis légion », comme cela signifie que le démon en question n’est ni un ni plusieurs, mais un qualificatif sans nombre. Il est indéfini. Comme le fait remarquer Thacker plus loin dans son livre, on peut observer dans de nombreuses toiles les démons représentés par un essaim indéfini plutôt que par un diablotin isolé ou même décrit comme une pluie dans l’Enfer de Dante. Deuxièmement, il est intéressant de voir combien il est indépendant de l’être humain, puisqu’il peut passer aisément et indifféremment d’une espèce à l’autre. Enfin, il faut mentionner qu’en-dehors de ses incarnations au sein de différentes espèces vivantes, il demeure un pur néant. Il surgit donc de rien et, à la manière d’un virus, se propage d’individu en individu, une contagion qui peut toucher n’importe qui ou quoi aléatoirement. Le monde-sans-nous se manifeste sans se manifester dans l’horreur qui surgit de nulle part, de façon indéfinie et diffuse à travers les différents éléments du monde visible. Le monde-pour-nous est par conséquent traversé du monde-sans-nous. Cette dernière conséquence est décisive pour Thacker, puisqu’il cherche à repenser le rapport à l’environnement dans le contexte du changement climatique, où encore une fois le monde-sans-nous traverse de part en part la société humaine sous l’aspect de catastrophes naturelles. Mais revenons à Amini que nous avons trop longuement quitté.

Serus de Siavash Amini, Room40

Familial Rot semble avoir retiré des développements d’Eugene Thacker une amorce importante pour déployer le renouveau esthétique qu’entamera Tar. Le monde-sans-nous n’est pas incompatible avec la quête aminienne de l’apeiron. Il en est une facette. Si l’apeiron se définit par l’illimité, le sans bornes, le monde-sans-nous incarne par conséquent la confrontation avec nos limites face à l’apeiron qui nous déborde infiniment et donc maintient à jamais des pans entiers du réel dans l’obscurité. L’apeiron est ainsi gros de ce qui habille nos existences autant que de ce qui les rive à leur dénuement. Quant à l’esthétique horrifique, elle ouvre notre esprit à l’apeiron à travers multiples images, bien sûr toujours parcellaires et imparfaites, de ce qui ne peut jamais être qu’absent. L’horreur incarne ainsi la part inquiétante enfouie dans l’illimité cosmique, en ce qu’il est porteur d’événements radicalement imprévisibles contre lesquels l’humain ne peut rien.

Si dans la culture populaire, elle est représentée sous multiples figurations visuelles, il demeure possible pour Siavash Amini de sculpter les équivalents sonores à ces choses tapies derrière le voile et dont le pressentiment de leur présente suffit à faire frémir. Le son est bien moins précisément localisable et défini qu’une image, répondant à l’exigence d’indéterminabilité propre à l’horreur. Dans Familial Rot, il fait remuer ces figures sonores sous la surface de l’entrelacement des fréquences sonores par des grondements sourds, des boursouflures granuleuses et viscérales, des enregistrements déformés où la familiarité est rongée par ce qui surgit depuis le Grand Rien. Familial Rot a donc pour moi un sens plus esthétique que narratif : ce titre exprime un univers familier, celui perclus de sentimentalités dans lequel flottaient les précédents albums, désormais livré à la décomposition et aux déflagrations sonores brutales. L’œuvre d’Amini se tenait jusque-là précautionneusement à la frontière de tout ce que l’apeiron recèle de menaçant, évoquant de manière lointaine ce qui s’y trouve. Désormais, il s’y attèle d’un premier pas qui semble timide par rapport à ce qui suivra, mais qui en même temps déploie tout l’éventail de biais sonores dans lequel il puisera par la suite pour représenter musicalement l’horreur.

Les sonorités rappellent alors l’apparition du démon dénommé légion, à travers des essaims incarnés par des bourdonnements ou des textures granuleuses. Là où il y avait le vent, désormais grandissent des tempêtes charriant des débris indénombrables et des aberrations vociférantes creusant les surfaces du monde comme d’autant d’empreintes. Elles contaminent les sonorités les plus habituelles pour les hanter à partir de distorsions, de dégradations de leur identité originelle. Les voix deviennent alors des ruines, des présences témoignant d’une existence antérieure par les gravats qu’il en reste. Le monde-sans-nous peut donc ici également poindre depuis la manifestation de notre disparition. Plus encore, cette contamination s’affirme à travers de nouvelles manières de penser la structure des morceaux. Désormais, Amini n’exclut plus de longues montées, à tel point interminables qu’elles font naître la sensation que le torrent bruitiste ne cesse jamais de gagner du terrain, et fera inévitablement rompre toutes les frontières pour dérouler le tapis rouge à l’innommable. De la même manière, il se rapproche de méthodes de composition plus souples pour rendre encore plus prégnante la sensation du surgissement du radicalement Autre depuis le néant. Il multiplie donc les occasions pour ouvrir la voie à un Instant venant rompre avec la simple succession des secondes et des minutes pour introduire un basculement qualitatif sans précédent.

Avec les trois albums suivants – Tar, Gospel et Foras – il intensifie son exploration de cette sorte de Nouveau Monde sans contours en s’aventurant dans des tréfonds où l’humanité n’a plus droit de citer. Corollaire immédiat, cette trilogie est sans nul doute la plus éprouvante de toute sa discographie. Siavash Amini avoue lui-même avoir tellement souffert de la création de Gospel qu’il ne se lança pas dans un nouveau projet musical pendant des mois5. On y entendrait d’ailleurs résonner la fameuse inscription qui orne la porte des enfers dans la Divine Comédie de Dante : « Toi qui entre ici, abandonne tout espoir. »

A Mimesis of Nothingness de Siavash Amini, Hallow Ground

Je ne blâmerai donc personne de reculer devant le défi que peut représenter de telles écoutes, pourtant je me dois en même temps de souligner que, même si l’univers du compositeur iranien est plus éreintant que jamais, il détient en son cœur un éclat prêt à inonder de lumière quiconque réussira à traverser les épaisseurs de ronces. D’après moi, Siavash Amini ne s’engage pas dans l’horreur pour l’horreur même, mais plutôt pour ce que l’horreur permet d’atteindre grâce à ses modalités propres d’ouverture. L’horreur est alors souvent rattachée à des moments de pure béatitude. « Rivers of Tar » rayonne d’instants d’émerveillement. « Aporia », si agressif et viscéral, s’illumine d’une douce radiance après avoir violemment déferlé. Il ne renonce donc jamais vraiment à la tentation du sublime, mais recherche à l’appréhender de façon moins naïve en le discernant dans son inquiétante étrangeté fondamentale. Il rejoint Rudolf Otto qui dans Le Sacré soulignait cette ambivalence à partir du concept de numineux qui définit l’expérience du sacré comme ce qui à la fois suscite effroi et fascination. L’apeiron est la source du surgissement de toute chose autant que là où tout trouve sa fin, de telle manière que rien ne s’y perd et que tout ce qui a été, est et sera demeure conservé en son sein. Là se trouve toute son ambiguïté : en lui cohabitent le ravissement face à l’immensité des possibles de l’univers et l’effroi lors de la prise de conscience de notre finitude. L’ouverture à l’apeiron peut dès lors tout à fait être comparée à une expérience religieuse.

De même, Siavash Amini s’efforce en artiste perspectiviste de pluraliser ce rapport à l’indicible et d’en éclater l’apparent monolithisme par une multitude de variations. Tar explore le lien entre les craintes et espoirs individuels et l’inconscient collectif, ramenant l’horreur au niveau social. Foras s’attarde sur l’angoisse provoquée par les espaces liminaux en intégrant leurs atmosphères sonores aux différents morceaux, ancrant dès lors le monde-sans-nous au niveau de l’organisation spatiale. Dans Serus, il explore « l’autre nuit », concept forgé par Maurice Blanchot très proche à nouveau du monde-sans-nous de Thacker, puisqu’il est exprimé comme étant le moment de l’apparition du « tout a disparu6 ». Avec A Trail of Laughters, il sort de ses habitudes en dépeignant des paysages surréalistes s’inspirant d’un cauchemar récurrent où il parcourt un labyrinthe de fosses.

Et ainsi de suite, il arpente en tous sens son territoire de prédilection, explicitant au passage son approche théorique au travers des titres de ses très nombreuses sorties. Mimesis of Nothingness, dont j’ai déjà fait usage du titre pour expliquer l’esthétique aminienne, s’approche de très près de l’idée déjà affirmée de l’imitation figurative de l’apeiron. Ereimos, dernier album en date, est un terme grec signifiant « l’inhabité ». Et enfin, notre destination autant que notre point de départ, l’avant-dernier album nommé Eidolon fait émerger ce trait aussi décisif que nébuleux de son esthétique. Jusqu’ici, autant à partir de la poétique de l’apeiron qu’à partir de l’horreur, l’eidolon se révélait dans ces cheminements comme la manifestation musicale de ce qui demeure à jamais relégué au-delà du sensible (donc manifestation du monde-sans-nous). Cette fois, Amini en personne prend le relais pour faire remonter à la surface ce qui restait implicite.

Épisode suivant : Téhéran (3/3) − Eidolon ou les théorèmes de l’absence

Même rédacteur·ice :

Eidolon

Siavash Amini

Room40, 2023

36 minutes