critique &
création culturelle
Incursion massive et jouissive
dans l’univers d’Andy Warhol et le rêve américain

Prolongée jusqu’au 18 avril 2021, l’exposition The American Dream Factory est la bouffée d’air qu’il nous fallait. Retraçant 40 années de l’œuvre de Warhol sous un prisme historique et avec une scénographie époustouflante : vous allez aimer.

Cette année, la Boverie (Liège) nous entraîne dans le monde excentrique d’Andy Warhol, figure incontournable du pop art et artiste aux multiples facettes. Véritable précurseur, il rompt avec les codes de l’art abstrait représenté par Jackson Pollock et propose une conception de l’art comme produit éphémère, reproductible et surtout consommable pour tous et non plus réservé à une élite intellectuelle.

Par son parcours fulgurant, Warhol représentera à lui seul « l’American dream » : issu d’une famille slovaque immigrée aux États-Unis, il devient en quelques années une des personnalités phare de la jet set new-yorkaise côtoyant les personnalités les plus influentes du monde, et allant jusqu’à en portraiturer certaines, comme Paul Delvaux qu’il admirait beaucoup.

Andrew Warhola, de son vrai nom, se découvre très rapidement une passion pour le dessin et étudie les arts graphiques au Carnegie Institute of Technology, dans sa ville d’origine de Pittsburgh. Mais déjà très tôt, il rêve de côtoyer le beau monde de la Big Apple ou encore de l’Amérique d’Hollywood. Après ses études, il entame une carrière de décorateur de vitrine et d’illustrateur graphique. Son talent est indéniable. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est l’euphorie en Amérique où la productivité bat son plein. La mode n’est pas épargnée par ce phénomène de production d’abondance : la chaussure, produit phare de cette société de consommation, devient l’objet de tous les désirs féminins. Warhol la sublimera et la mettra en scène dans ses illustrations, ce qui lui vaudra bientôt la une des grands magazines de mode tels que Harper’s , Glamour ou encore Bazaar qui publieront son travail. On parlera alors de lui comme le « meilleur dessinateur de chaussures ». C’est donc entouré par de grands mannequins en vitrine, des dessins de chaussures accrochés au mur que la visite à la Boverie commence.

Porté par un désir de renouveau, Warhol va expérimenter d’autres supports pour ses illustrations, tels que les vêtements, et ainsi rendre son art déjà plus accessible. Warhol élève le quotidien à l’art. Comme tous les Américains, il se souvient avoir mangé de la soupe Campbell’s durant son enfance. En 1961, l’artiste choisit la boîte de soupe qu’il peint froidement, donnant l’impression d’être dans un rayon de supermarché. Il représente des biens consommés quotidiennement par les Américains, comme les bouteilles de Coca-cola dans le frigo de tous les foyers, et les reproduit en série grâce à la sérigraphie, technique d'imprimerie.

« Ce qui est extraordinaire en Amérique, c’est que c’est le premier pays à avoir instauré la coutume où les consommateurs les plus riches achètent en fait les mêmes choses que les plus pauvres. Tu regardes la télévision en buvant ton Coca-Cola, et tu sais que le président boit du Coca, que Liz Taylor en boit, et tu penses, toi aussi, que tu peux boire du Coca. Le Coca, c’est le Coca, et aucune richesse au monde ne peut te procurer un Coca de meilleure qualité . » 1

Ce nouveau concept de reproduction de l’œuvre rompt lui aussi avec le monde de l’art encore très attaché et habitué au modèle de l’œuvre unique, résultat des mains de l’artiste et non pas d’une machine ou d’une technique d’imprimerie. Warhol joue aussi sur les différents supports. Il devient donc normal de voir ses œuvres sur des vêtements, sacs... C’est entouré de boîtes géantes de savon Brillo ou encore de ses célèbres robes imprimées Campbell’s soup qu’on comprend l’idée avant-gardiste de l’artiste : les œuvres s’invitent dans les foyers. Finalement, cette vision novatrice plaira énormément et dans la foulée, Andrew Warhola devient Andy Warhol.

Sur le plan muséographique, l’agence belge Tempora, spécialiste dans la création d’expositions culturelles, a réalisé un énorme travail dans le choix des musiques et des décors : l’expo retrace chronologiquement, dans une succession de salles, environ 40 ans d’histoire. À chaque salle, une nouvelle décennie et un nouveau décor. L’exposition se veut très pédagogique et explicative. Pour cela, elle a mis en lien les grands événements historiques avec la production artistique de Warhol fort impacté par le contexte politique notamment lors du mouvement afro-américain pour les droits civiques.

La pièce maîtresse est sans aucun doute la reconstitution de la « Silver Factory ». Véritable laboratoire expérimental de l’artiste et lieu d’émulsion d’idées, la Factory deviendra le QG de tous les artistes en vogue, le gotha alternatif new yorkais où il est bien d’être vu. C’est à l’intérieur de ces murs argentés que Warhol développera ses talents de cinéaste et de photographe, mais surtout qu’il commencera ses portraits en série de célébrités. Par cette reproduction plus que réaliste, on est invité à entrer dans cet univers de faste et de luxe, bercé par la musique de Lou Reed, « Walk on the Wild Side ». C’est dans cette même Factory que Warhol fut victime d’une tentative d’assassinat par la militante féministe Valérie Solanas, qui rêvait d’être une actrice connue. Quelques mois auparavant, elle avait soumis le manuscrit de sa pièce Up your ass (littéralement, Dans ton cul ) à Warhol pour qu’il la réadapte en film. Ce dernier avait jugé la pièce trop obscène et vulgaire. Solanas voulut alors récupérer son manuscrit mais Warhol avoua l’avoir perdu et lui proposa un second rôle de prostituée dans un de ses films. Le comble pour cette féministe, qui écrivit par ailleurs un manifeste dans lequel elle dénonçait l’emprise masculine. Persuadée que Warhol avait gardé son texte et voulait lui voler son idée, elle se rendit à la Factory et tira sur Warhol qui resta deux mois à l’hôpital . Outre ces deux balles dans l’abdomen, c’est surtout traumatisé que Warhol ressort de ce terrible épisode. L’angoisse de la mort devient omniprésente dans ses œuvres. Cet événement marque aussi la fin de la Factory comme atelier artistique expérimental et se transforme en « The office », véritable entreprise et lieu d’affaires.

Après ce traumatisme, Warhol évoquera des thèmes plus sombres et violents en lien avec l’actualité qui frappe l’Amérique fin des années 60. Il n’hésitera pas non plus à dénoncer les violences lors des luttes en faveur des droits civils, portées par Luther King, et les affrontements entre les Afro-Américains et la police blanche.

Durant cette même période, il produit la plupart de ses tableaux en séries, comme ceux de Marilyne Monroe ou encore de Jackie Kennedy. Sous leurs airs colorés, ces deux tableaux abordent de manière subtile le rapport à la mort : Monroe s’est suicidée et Jackie Kennedy, veuve, devient une icône tragique suite à l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy en 1963. La mort hante ses pensées d’autant plus que son entourage n’en est pas épargné, au contraire. Chez les artistes, les overdoses de drogue sont fréquentes et le sida commence à faire des ravages dans la communauté homosexuelle. Après les boîtes de soupe Campbell’s, les bouteilles de Coca-Cola, Warhol propose un art plus engagé.

À la fin des années 70, il pose la question de la construction du genre et de l’influence de la société sur notre identité. Très entouré par le milieu homosexuel et des travestis et dans un contexte de revendications LGBT, il immortalise des clichés de drag queens. Des grands panneaux de ses tirages nous montrent la sensibilité photographique de l’artiste.

« Drag queens are living testimony to the way women used to want to be, the way some people still want them to be, and the way some women still actually want to be. Drags are ambulatory archives of ideal moviestar womanhood. » 2

Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat

Le tournant néo-libéral avec Reagan, le premier choc pétrolier, les ravages du sida dans la communauté homosexuelle poussent Warhol à renouveler son art en collaborant avec les  nouveaux artistes émergents du street art tels que Keith Haring et Basquiat. Il réalisera avec Haring plusieurs projets dont l’affiche « Rain Dance » pour une collecte de fond contre la sécheresse en Afrique. C’est avec son protégé Jean-Michel Basquiat, véritable étoile montante, qu’il explorera une approche artistique plus brute et permettant de mieux comprendre l’artiste adepte de la sérigraphie. Le duo de choc produira près de 250 toiles communes. Quelques œuvres collaboratives sont exposées.

Andy Warhol a atteint son propre American dream . À lui seul, il incarne le pouvoir, la réussite et l’argent.

Casser les codes de l’art, le redéfinir et l’alimenter : voilà ce à quoi le maître du pop art a consacré sa vie. Avec beaucoup d’audace, il a su vivre son rêve américain, celui dont il rêvait tant quand il était enfant, même si dans ses œuvres, il montre plutôt l’envers du décor. Il dira d’ailleurs :

« We all came here from somewhere else, and everybody who wants to live in America and obey the law should be able to come too, and there’s no such thing as being more or less American, just American. » 3

À travers cette riche perspective historique et artistique, on a l’impression d’avoir traversé les époques et côtoyé ce grand nom ou du moins d’avoir mieux compris le personnage qui se cache derrière des œuvres aux apparences trompeuses. Un parcours initiatique au monde du pop art de Warhol avec une focale historique dominante qui peut laisser les connaisseurs aiguisés sur une note de trop peu.  Néanmoins, immergés dans ces années de révoltes et d’innovation, on aurait tout de même envie d’y rester.

Andy Warhol: The American Dream Factory

La Boverie ( Parc de la Boverie, 4020 Liège )

Commissariat : Tempora

du 2 octobre 2020 au 18 avril 2021

Plus d’infos sur laboverie.com