critique &
création culturelle
La convivialité
à Avignon

Juillet, festival d’Avignon. Le spectacle la Convivialité , de la compagnie Chantal & Bernadette, entre dans la mêlée. Jérôme Piron, l’un des porteurs de projet avec Arnaud Hoedt, relate ces vingt jours intenses de vie de tournée.

On a laissé les familles derrière, on s’en veut un peu, mais on débarque à Avignon, avec notre spectacle la Convivialité , et ça va cartonner, on en est sûr. On pose nos valises chez la mère d’un ami qui nous héberge, Arnaud et moi, à quinze minutes en vélo du centre. Chambre monacale avec plafond bas, statuettes de saints et quelques ouvrages essentiels au sauvetage de mon âme. Celle d’Arnaud regorge de mangas, de jeux de société et les statuettes ont des capes fluo. On y sera peu.

Des vélos déglingués nous attendent à l’arrière, leur apparence douteuse leur garantira, on l’espère, une certaine impunité. Ça défonce de la jante gratuitement, la nuit intramuros. Et c’est en entonnant « Bruxelles arrive ! » qu’on débarque sur nos ancestrales bécanes au collège de La Salle où l’Eldoradôme vient de finir d’être monté. La structure géodésique blanche est entourée de plantes tropicales. On dirait un iglou au milieu d’une oasis artificielle. Cent places assises sous la bâche, il va falloir remplir. On trouve ça beau, quand même, on est content d’être là, on retrouve l’équipe. Gaspard, notre directeur technique, est arrivé quelques jours avant pour tout monter, avec les équipes des théâtres de Poche et de l’Ancre, porteurs du projet. Le dôme appartient aux Mélangeurs, une compagnie française aussi présente. Gaspard semble avoir tout sous contrôle. C’est une qualité essentielle pour un régisseur, de toujours donner l’impression que tout est sous contrôle.

On a une heure et demie pour régler la technique et répéter. C’est serré, mais on s’en fout, on a déjà le spectacle bien dans les jambes. Mais ça annonce la couleur. Sept spectacles jouent quotidiennement dans le lieu, de 10 h 30 à 23 heures, ça ne laisse que vingt minutes (!) pour vider un décor et en monter un autre. On pensait pouvoir laisser notre écran en arrière-scène, mais il est trop grand de quelques centimètres. On le démontera donc chaque jour, comme la moitié de la régie. Pas grave, on est bien aidé. Pendant ce montage, Arnaud et moi placerons une plaquette, une feuille et un crayon sur chacun des cent sièges, avant de filer se changer dans les loges, une classe de chimie du collège reconvertie. Après quelques jours de gestes répétés, ça vire au rituel.

On avait contacté un jeune gars du cru pour attacher nos deux cents affiches aux quatre coins de la ville, contre une petite dringuelle. Selon l’arrêté préfectoral, l’affichage devait commencer pour toutes les compagnies à 11 heures le jour de notre arrivée. Cette année, quinze cents spectacles au catalogue du festival off, la ville recouverte de papier imprimé en moins d’une heure, saturée. Un ballet de caddies et d’échelles, tout le monde vise les meilleurs spots pour y placer ses visuels, tout le monde a commencé une heure plus tôt que prévu. Sauf notre bonhomme. On s’étonnera tout le mois des rares fois où on croisera une de nos affiches. Arnaud est un optimiste : « C’est pas grave, si ça tombe, ça sert pas à grand-chose, les affiches. T’as déjà été voir un spectacle juste en voyant l’affiche ? » S’il a raison, cette débauche de cartons multicolores omniprésents donne un peu le vertige.

Ce qui marche, c’est flyer . On appelle aussi ça tracter. Deux cents affiches, mais cinq mille flyers de la Convivialité . Convaincre le chaland sur-sollicité, généralement pressé ou lui-même du métier, de payer pour venir t’applaudir. Chaud. Les techniques sont variées : du tract négligemment tendu accompagné d’une phrase mécanique à la parade de mini-choppers chromés conduite par des clowns en costume à frange mexicain beuglant « la parade est super, le spectacle est à chier », un festival parallèle de marketing direct. On opte pour un argumentaire développé, quitte à le déployer en marchant d’un pas soutenu au côté du festivalier qui aurait continué sa course malgré notre phrase d’accroche. On peaufine au fil des jours, on répète sans cesse, trois heures quotidiennes de séduction/conviction maximale, malgré la gueule de bois, le cagnard et les blessures à l’égo. On cultive son mojo à coup de jus de fruit assaisonnés au maca. On finit par partir en chicon, par improviser de l’improbable pour ne plus se répéter. On argumente en rafale, on susurre à l’oreille des vieilles, on tente le slow-flying, le méta-flying, l’anti-flying. Et ça fonctionne. Dans le public, on reconnait des têtes qui nous ont écoutés plus tôt, vingt par jour, en moyenne. Ça compte. On espérait faire ça quelques jours et que le bouche à oreille prenne le relais. On flyera jusqu’au bout, leçon d’humilité. Entre soixante et quatre-vingts places à chaque représentation, le résultat est honnête.

Les festivaliers, c’est bien, les pros, c’est mieux. Si on a cassé la tirelire pour venir, c’est pour eux, les programmateurs. Cora et Julien, nos… on sait jamais comment les appeler. Nos diffuseurs ? Ça fait parfum pour chiottes. Nos agents de production et de diffusion ?  Trop long. Nos accompagnateurs-développeurs de projet ? Nos artistic angels ? Sérieux… Bref, Cora et Julien, du bureau de diffusion Habemus Papam, s’occupent des pros pour nous. Ils les retrouvent à la sortie du spectacle (ils ont du flair et un listing) et agrafent leur carte de visite dans un petit carnet qu’ils ressortiront à la rentrée pour organiser la tournée. Ils sont visiblement contents, donc nous aussi. On va tourner. On n’a encore rien signé, mais des lieux sur des cartes de visite font rêver : Paris, la Guyane, Los Angeles (?!), Thionville.

À mi-parcours, on change de régisseur. Gaspard va retrouver sa famille et laisse sa place à Kevin, qui a mis le spectacle en images et nous a, entre autres, pondu ce flyer pragmatique et efficace. Jour de relâche, je pars rejoindre ma famille pour vingt-quatre heures à Aix, je lui laisse mon vélo pourri. Le soir-même, il tente d’éviter une voiture de flics en montant sur une bordure étonnamment haute. Une chute simple et violente, le coude explose. Kevin, stoïque, couché sur le trottoir : « Ça fait moins mal que les calculs aux reins. » Quatre heures d’opération, une semaine à l’hôpital. Plus de régisseur, plus de spectacle, panique. Julien trouve une solution. On demandera à Thomas, régisseur général du Poche, de reprendre les commandes des consoles. Il s’occupe déjà d’ On the Road… A , le spectacle qui joue juste avant nous dans l’Eldoradôme. Thomas n’a jamais vu notre pièce. Il reçoit un texte marqué avec les tops pour les images. Il y a plus de cent trent visuels à envoyer sur l’écran, avec un timing tiré au cordeau. La représentation du mardi soir est des plus périlleuses. Extrait : Arnaud s’adresse au public. « On va donc vous demander si vous accepteriez d’écrire les mots suivants avec ces orthographes alternatives. » Je me tourne vers l’écran. Les mots n’apparaissent pas… Je me retourne vers la régie… Thomas est concentré, les yeux baissés sur sa console. Improvisation (au fond, j’ai fait ça durant toute mon ancienne carrière de prof). « Bon, ben on va vous les épeler ! Stile, S-T-I-L-E, sans Y, qui accepterait d’écrire ce mot comme ça ? » On ne se démonte pas. Mieux, on joue avec la situation. Le public a compris, empathique. Tout ça donne une excellente représentation. Débriefing à la sortie avec Thomas. Il va falloir répéter, mais quand ? La réponse tombe comme un corps sur un trottoir : sept heures. Du matin. Damn. Alors, oui, on pourrait se coucher plus tôt, en bons professionnels. On pourrait quitter la troupe de copains avant d’être bourrés, éviter de remettre une tournée de Cuvée des Doms, regarder sa montre, manger plus de légumes, faire du sport. Trois heures de sommeil plus tard, sous le dôme, on débite notre texte pâteusement en se mettant la tête devant les conduits d’air conditionné à chaque micro-pause.

On ira quand même se coucher plus tôt, la dernière semaine. On a loué une maison avec piscine pour accueillir nos deux familles. Elles ont été héroïques, nos compagnes, de s’occuper de la marmaille pendant qu’on frime sur scène. Quelques jours avant, un ami m’a demandé : « Comment tu fais, avec la famille, quand tu es en tournée ? Ça ne pose pas trop de problèmes ? » J’ai répondu : « Quand je suis là, j’essaie d’être bien là. » Il a ri et regardé sa copine. Visiblement, il a les mêmes problèmes. Une semaine donc pour que l’entourage profite à fond. On enchaîne les spectacles au pas de course. Danse, clowns, contes, etc. Les gamins se gavent, on espère leur filer le virus. On termine par la fête de clôture des Doms, l’autre théâtre belge d’Avignon, sauvés par une baby-sitter locale. Portes fermées, toutes les équipes se retrouvent, sensation de générique de fin : le lendemain, on rempaque et on remonte en Belgique…

Prochaines représentations en 2017 :

Les 27 et 28 septembre à l’Espace Senghor
Du 17 au 21 octobre au Monfort à Paris
Le 10 novembre au centre culturel de Waterloo
Le 12 novembre au centre culturel de Welkenraedt
Du 14 au 17 novembre à la Ferme de Martinrou à Fleurus

Pour plus de dates, rendez-vous sur le site de la compagnie.