critique &
création culturelle

Le Bon Père de Nadia Hafid

50 nuances de bleu

Le Bon Père de Nadia Hafid nous plonge dans la tête d’une jeune femme avec une histoire familiale compliquée. Tout se déroule dans une ambiance lourde avec un style graphique assez design dit line art web.

Pour son premier roman graphique Le Bon Père, Nadia Hafid nous projette dans les pensées d’une héroïne et dans ses souvenirs d’enfance. L’histoire se déroule simultanément en 1995 et en 2015, dans une ambiance lourde et silencieuse. Nous suivons une famille constituée d’un père, d’une mère et de leurs deux filles. Tous essaient de s’adapter à une nouvelle contrée. Des pages gorgées de bleu dépeignent des communications au sein d’un foyer qui se détériore, des non-dits qui se créent et des regrets ou des remords qui surviennent.

Le Bon Père lie des éléments autobiographiques à des détails plus fictionnels. Comme l’héroïne, Nadia Hafid a dû s’installer en Europe, plus précisément en Espagne, dans les 1990 et, étant originaire d’une famille maghrébine, a dû aussi faire face au racisme. Dans l’histoire, le racisme et la discrimination à l’embauche sont dépeints par la colorimétrie des personnages et quelques phrases de dialogue cru.   

― Il voulait quoi, l’arabe ?
― Du boulot
― On en a déjà assez comme ça…

Leur emménagement dans un nouveau pays est vaguement évoqué, car l'accent est mis ici sur les problèmes de communication au quotidien, sur la charge mentale d'une mère et le devoir d’un père. Tant d’éléments qui peuvent paraître basiques au premier coup d’œil, mais qui font écho à des réalités poignantes auxquelles on peut tous s’identifier. Par exemple, les deux filles jouent ensemble et soudain, elles souhaitent en profiter avec leur père, mais celui-ci répond à peine. Ou encore, lorsque la mère, en finissant de préparer le repas, appelle tout le monde pour venir manger,  le père reste sur son canapé. Dans de nombreux flashbacks de 1995, on observe une mère et ses filles qui jouent, qui rient ensemble tout en essayant de s’adapter à une nouvelle vie en opposition au père qui n’est presque qu’un simple élément du décor. On pourrait se demander : « Qui est réellement le bon père ? », « Qu’est-ce qu’un père et une mère? »

L’autrice a une réelle volonté d’aborder, je cite : « Des thèmes que la société tente de cacher et qui ont des répercussions sur l’intimité d’un foyer », ce qui est plutôt réussi. (Source:  TV3, Émission de télévision Tot es Mou, « Nadia Hafid Guanya l’acdcomic amb El Buen Padre »)

Cet aspect de l’histoire peut faire écho aux séries de photographies the kitchen table de l’artiste afro-américain Carrie Mae Weems qui s’y met en scène pour raconter les espoirs, les devoirs et les besoins d’une famille au quotidien. En se mettant en scène, elle permet au public d’avoir un fil rouge à travers ces photos. L’omniprésence d’un « personnage » donne accès au point de vue du personnage sans présence de dialogue. Le Bon Père emploie cette même mise en scène puisqu’il y a très peu de dialogues et aide le public à garder le fil rouge à travers le temps  grave au point de vue de l’héroïne. On contemple son mal-être et sa solitude (en 2015) bâtis par le silence et l’absence de son père (en 1995). Cette perspective rend ce roman graphique plus bouleversant et plus complexe qu’il en a l’air. Leur ressemblance ne s’arrête pas à la narration efficacement simple, mais également aux thématiques abordées. Pour ces deux œuvres, ce n’est pas le racisme ou le changement qui sont le sujet, mais bel est bien la famille. (Source : Carrie Mae Weems, The kitchen table series, 1990 , https://carriemaeweems.net/galleries/kitchen-table.html)

À travers les yeux d’une personne habituée à la BD jeunesse, le style graphique du  Bon Père pourrait être un peu étonnant. C’est un style design dit line art web qui se rapproche d’icônes linéaires qu’on retrouve dans le monde informatique. Il permet de transmettre des messages clairs, concis et pertinents. On est loin des lignes claires de la bd franco-belge ou du style d’un comics (américain) traditionnel puisque à certains moments, quelques personnages n’ont plus de visage et certains éléments de décoration ne sont que de formes.

Aussi reconnaissable que le style graphique, la palette de couleur s’amuse avec les nuances de bleu. Ces couleurs ont un rôle essentiel dans l’histoire, puisqu’elles apportent une dimension supplémentaire à la lecture et nous guide tel un narrateur. Le bleu est rattaché aux couleurs froides, ce qui amplifie l’atmosphère pesante. Deux nuances de bleu sont énormément exploitées afin de souligner les flashbacks, les moments présentés et donc l’impact du passé sur le présent. En 1995, c’est le bleu clair qui est le plus courant dans ces périodes de l’histoire car le bleu clair symbolise le calme et l’insouciance : à cette période, l’héroïne n’est qu’un enfant. En 2015, par contre, le bleu royal domine et renvoie à la force, à des responsabilités et au sérieux des situations. L’héroïne est adulte et comprend plus clairement son enfance et le mal être de son père qui boit, qui reste sur son canapé et qui, un jour, s’en va. Ces deux perspectives de l’histoire traduisent bien la relation de cause à effet sur la vie de l’héroïne qui, en 2015, n’est pas bien, se sent vide et boit à son tour. 

Un style graphique marquant, une ambiance oppressante et une narration efficace : Le Bon Père est une œuvre touchante. Grâce à sa richesse bleutée, Nadia Hafid met en lumière les difficultés rencontrées lors des communications au sein d’une famille et leurs impacts au fils du temps.

Le Bon Père

Hafid Nadia

Casterman, 2023

144 pages