critique &
création culturelle
Le Verfügbar aux Enfers
S’éloigner de la tragédie

La deuxième étape du parcours Regards spectaculaires se fait au Théâtre des Riches-Claires, avec le Verfügbar 1 aux Enfers des Souffleuses de Chaos. Il s’agit d’une opérette écrite en 1945 par Germaine Tillion, alors qu’elle était internée dans le camp de concentration pour femmes de Ravensbrück 2 .

Ce texte, publié pour la première fois en 2003, est repris par Marion Pillé dans une adaptation qui vise à conserver l’esprit d’origine. Chansons et descriptions quasi scientifiques alternent pour en faire un témoignage en première personne à la fois ironique et sincère sur l’expérience des déportées dans les camps de concentration. Comédiennes, marionnettes et chansons créent un univers burlesque, satirique et plaisantin, une esthétique en décalage total avec la cruauté du sujet.

Nous nous sommes donc rendus au théâtres des Riches-Claires, lieu qui propose presque tous les lundis un spectacle à prix plus que démocratique, initiative que nous voulions aussi faire connaître à nos participants. À la sortie, les premières impressions sont mitigées : le spectacle intéresse par sa thématique, le texte et son traitement mais sa longueur rébarbative ne convainc pas.

Lors de notre rencontre avec Marion Pillé, les participants sont surtout intéressés d’en apprendre davantage sur la vie de Germaine Tillion : est-ce qu’elle a survécu ? Comment faisait-elle pour écrire ? Comment se présentait le texte de base ? Peu de questions donc concernant la mise en scène, mais plutôt sur les circonstances dans lesquelles l’œuvre a été créée. Ainsi, nous avons notamment appris que l’auteure volait des morceaux de papier et écrivait en cachette dans sa cellule, et qu’elle passait le texte à ses camarades en guise de soutien psychologique. Elle estimait que la meilleure manière de combattre l’horreur était d’étudier les mécanismes qu’employaient les Allemands pour les déshumaniser. Elle partageait le fruit de ses recherches en lui donnant un ton satirique qui était très apprécié par les lectrices clandestines.

Mis à part cela, les participants se sont intéressés à l’adaptation du texte qui, malgré la volonté de le conserver le plus fidèlement possible, a été un peu coupé, et à la musique, créée par Simon Besème3 . Quant à l’utilisation des marionnettes, elle répond à la question que Marion Pillé s’est posée sur la représentation des corps des déportées. D’un côté, elle a refusé l’option de montrer des corps réalistes et de demander à ses comédiennes d’atteindre cette figure inhumaine ; de l’autre, elle voulait exprimer le rapport au corps dont ont témoigné beaucoup de déportés, la sensation d’avoir un corps qui ne leur appartient pas, de s’être détaché de lui.

Nous nous sommes rencontrés quelques jours plus tard pour notre atelier autour du spectacle. Pour la partie pratique, nous avons proposé aux participants de faire des exercices autour du clown. En effet, les personnages du Verfügbar aux Enfers ont un air clownesque, non seulement dans leur apparence, mais aussi dans leur manière de s’approprier la scène. Par contre, tout l’enjeu du spectacle est de provoquer une distanciation par rapport au sujet abordé : le clown, lui, est un être à l’écoute de son entourage et de ses émotions, est l’expression pure de la mise à nu.

Les participants se sont prêtés avec engouement aux exercices et y ont pris du plaisir. Nous avons remarqué qu’un personnage semble plus honnête et plus fort lorsqu’il prend le temps d’entrer sur scène, de regarder le public, de comprendre les émotions qui naissent en lui et de les apprivoiser. Alors qu’il est très difficile de se situer face à un public, nous gagnons le contrôle de nous-mêmes lorsque nous acceptons cette vulnérabilité et la transformons en matière artistique. Bref, nous ne sommes que des comédiens amateurs, mais nous avons eu un petit aperçu de la puissance que l’acteur peut éprouver en étant seul sur scène.

Dans notre réflexion critique, nous avons tout d’abord traité les points négatifs du spectacle ou, plutôt, les raisons pour lesquelles il n’avait pas séduit les participants. La majorité a trouvé le spectacle trop long. Pourtant, il ne dure pas plus d’une heure et demie…

Pourquoi a-t-il paru si long ? Après discussion, nous concluons que la pièce suit une structure très cadrée et récurrente, ce qui ne provoquait pas de surprise chez le spectateur, mais au contraire une sensation de répétition qui donnait l’impression d’assister à un spectacle sans fin. Tandis que la pièce nous attrape dans un premier moment et attire toute notre attention, elle perd de l’intérêt en faisant trop usage de ses forces. La rigidité du spectacle est également présente dans le rythme de la pièce, qui alterne entre les chansons, les monologues et les silences d’une façon remarquable, certes, mais qui devient vite très prévisible aussi.

Quelques participants soulèvent le fait que le spectacle est très descriptif, ce qui provoque une certaine frustration chez le spectateur, qui s’attend à voir une histoire se dérouler. La pièce semblerait très « scolaire », répondant à un souci de divulgation plus que de divertissement. Certains indiquent connaître, par d’autres œuvres notamment, l’histoire des camps de concentration, et ne ressentent pas le besoin qu’on leur explique quoi que ce soit de plus sur le sujet. La plupart estiment qu’ils auraient simplement aimé une trame précise, un personnage auquel  s’accrocher. D’autres trouvent que le côté musical n’était pas assez assumé, car le musicien était quasi invisible – placé sur le côté et dans le noir – et les instruments qui se trouvaient sur scène ne se jouaient que dans de rares occasions et pour une courte durée. Finalement, quelques-uns avouent ne pas aimer les formes de la comédie musicale, de l’opérette,  pièces où le chant possède une place importante.

Cette conversation nous a aidé à comprendre les mécanismes de mise en scène adoptés par les Souffleuses de Chaos. Nous avons compris qu’elles fonctionnaient selon le concept de la distanciation : plutôt que d’exploiter l’horreur et la cruauté, il y a ici un détachement satirique, tant dans la forme – cette esthétique, mélange du clown et du cabaret – que dans le fond – le ton scientifique et l’humour noir étant l’une des caractéristiques les plus marquantes du texte. La majorité des participants applaudit ce choix, apprécie ce décalage et trouve que cela donne un autre point de vue que celui du drame. D’ailleurs, il ne s’agit pas d’une vraie distance, car il s’agit d’éléments qui se trouvent déjà dans le texte de base. Cependant, certains y ont vu une protection, une volonté d’éviter le vrai sujet. Par rapport à l’humour de la pièce, nombreux sont les participants qui ont avoué avoir été gênés de rire ou bien ne pas avoir osé du tout.

Il y a néanmoins beaucoup d’éléments qui rendent cette pièce inédite, qui mérite d’être vue. Il est tout à fait remarquable de trouver une œuvre qui traite l’holocauste du point de vue d’une femme. Il est encore plus exceptionnel que ce soit une femme qui l’ai écrit, à l’époque et à l’intérieur même d’un camp de concentration. Le texte, en vertu des circonstances dans lesquelles il a été conçu et son contenu, est un vrai bijou, un petit trésor que Germaine Tillion nous aurait légué en cachette, une trace de l’histoire redécouverte plusieurs années plus tard. Beaucoup de participants ont avoué ne pas être au courant de l’existence de camps de concentration destinés exclusivement aux femmes, et sont à la fois gênés et choqués de ne jamais en avoir eu d’échos. Il est aussi très apprécié de voir des femmes sur scène, fortes et puissantes, défendant un tel sujet avec une prestance incroyable.

Tous semblent d’accord : ce spectacle est un bel objet. Le travail sur les lumières et la scénographie est épuré et très réussi, et donne lieu à des moments visuels brillants et puissants. Les voix, les corps, les visages… Les comédiennes dégagent quelque chose d’attrayant, de magnétique. Le tout est propre, bien construit, bien assemblé : c’est peut-être cela qui dérange finalement, le fait de trop voir l’effort derrière l’œuvre, le mécanisme de l’appareil.

le Verfügbar aux Enfers

Écrit par Germaine Tillion
Mis en scène par Marion Pillé
Assistée par Noémi Knecht
Avec Alizée Gaye , Marion Nguyen Thé , Tiphaine van der Haegen , Marie Simonet
Mis en musique par Simon Besème
Mis en lumière par Clément Bonnin
Marionnettes de Sylvie Lesou , Benjamin Ramon et Marie Simonet
Mis en costume et scénographié par Élisabeth Bosquet

Vu le 30 octobre 2017 au théâtre les Riches-Claires