Vapeur, fumée, encens, zestes de citrons, particules de poudre, senteur de la cire, agrume des résines, pois, arôme de fleurs fraîches, odeur de fleurs mourantes. Chimie de l’encre, chatouille du safran, sécrétions vaginales, papiers de cellulose trempés, métal, laque, effluve de sel, de rouille, de terre, de laine. Parfum de savon, javel, molécules d'acrylique, madeleines émanant beurre, sucre et enfance, acétone, fragrance de pin, herbe coupée, huiles. Extraits de sang, urine, bactéries, émanation de peau, sous-bois, paille, bouillon de légumes, lait chaud, parquet, vapeur des burgers, pommades pour les cheveux, sueur, émanations organiques de poubelles. Ou tout ce que vous n’avez pas perçu en histoire de l’art.

Pour comprendre la subtile différence qui marque l’objet d’art olfactif, l’auteure nous dévoile son sens terminologique par la prise de conscience (sémantique et symbolique) de l'existence d’une double dimension de l’odeur. Une odeur naturaliste (odorante ; physique), liée au champ de la pure connaissance, effective , et une odeur subjective , liée au champ de la reconnaissance, affective .

Cette lecture nous invite à creuser les odeurs dans les pages, comme s’il s’agissait du trésor le mieux enterré et le mieux conservé au monde, et cette découverte d’un art presque inédit se révèle à la fois comme une histoire de l’art universelle, et comme le vestige d’une question intime, qui pousse et joue avec les effets sensibles de l’invisible.

L’odeur est conçue donc comme « un message chimique pénétrant à son insu » : une invisibilité décrite dans l’ouvrage par les mots de l’historien Alain Corbin comme « Odeurs qui parlent par le silence » . Si l’invisible tend à l’invisibilisation, Sandra Barré témoigne d’une force matérielle de l’odeur, de sa relation intrinsèque à la source et aux autres canaux sensoriels.

Cette odeur subjective est définie dans l’ouvrage comme « la plus proche du cerveau, à l’origine des sentiments » . Nous ne serons donc pas surpris·es que les notions de « sentiment » et de « senteur » partagent la même racine : sentir , comme acte sensoriel olfactif, sentiment comme reconnaissance émotive. Même si le sentiment est une expression que l'on considère comme un mouvement vers l'intérieur, il est toujours en relation étroite avec un stimulus extérieur, et ce cercle communicatif est à la base du discours artistique.

La théorisation nécessaire de l’art olfactif qu’offre Barré aux lecteurs est une véritable toile des liens entre artistes qui en ont revendiqué un rôle, d’autres qui s’en sont approchés spontanément, mais aussi d’auteurs qui ont manipulé ou joué avec le médium de l’odeur dans l’art. Une promenade contemporaine parcourue sous l’angle d’un Jean-Baptiste Grenouille des arts : aux fils des pages, on fouille un inventaire exceptionnel des expériences artistiques olfactives à partir du début du XXe siècle jusqu’à nos jours. En étalant une collection chronologique des mouvements qui ont fait apparaître les odeurs dans leurs pratiques : à partir des futuristes italiens, suivant les expériences de l’ odorisme dada et des surréalistes, et en explosant avec l’œuvre de Marcel Duchamp.

C’est donc une direction intentionnelle qui accompagne l'œuvre olfactive et qui, après la Deuxième Guerre mondiale, pénètre dans l’ arte povera , le groupe fluxus , et particulièrement dans les expériences de l’ actionnisme viennois . Cependant, c’est par l’apparition de la performance et de la conscience du corps comme matière artistique que l'expérimentation olfactive gagne son terrain d’expression majeur. Une véritable occasion de prolongement du corps, comme l'œil du XXe siècle renouvelé par l'objectif photographique, l’odeur est aussi sentinelle, pour utiliser l’image de Merleau-Ponty adressée à la vue, d’un corps vivant et symbolique, en augurant un corps senti et un corps sentant .

Mais à travers cet essai, nous comprenons que l’odeur est plus qu’un simple médium artistique : l’odeur est culture de son temps et, parallèlement, le parfum ne se discerne pas de sa dimension marchandisée. On situe à cet égard l’établissement de la relation entre design artistique et produit commercial : dans les années 1960-1970, de nombreux artistes participent à la conception artistique de flacons de parfumerie, dans un dialogue encore en vogue aujourd’hui. Une marchandisation de l’objet d’art qui avait été comprise par le pionnier du Pop Art Andy Warhol, qui suscite le scandale en remplissant d’urine des bouteilles de Coca-Cola dans l’oeuvre You’re in (Urine) : exemple concret d’une désacralisation de l’objet d’art et d’une intrusion du corps comme matière d’art et matière d’échange commercial.

Sandra Barré nous accompagne dans ce voyage à travers la matière tâtonnante, pas uniquement visible, qui sollicite progressivement le retour des sens, en écrivant les pages d’une histoire de l’art qui interroge le monopole des dispositifs occidentaux traditionnels : l’ouïe et la vue. Autant la performance a pu faire basculer les codes de la réception et de la création esthétique en se plaçant comme une revendication du corps, d’ objet à sujet d’art , autant l'art olfactif reste encore ancré dans une dimension factuelle, liée à une animosité humaine, et pour cette raison réprimée au degré du non-art.

À l’heure actuelle, notre odeur semble se réveiller exclusivement dans les champs de la parfumerie et de l'œno-gastronomie ; grâce à cet essai, nous sommes poussés à nous demander : « Ne serait-il pas temps de confier le privilège à nos nez - confinés à la recherche des nuances viticoles, aux exaltations des truffes coupées - d'absorber la vive odeur de l’art ? » Pas seulement de l’art créé, mais de l’art vécu et social, qui manque tant lors des expositions virtuelles : celui des monastères conservants l’ombre humide du passé, de la pierre lisse et froide des sculptures, des gravures portant l'épaisseur crue et centenaire des encres, des ammoniaques chimies des estampes photographiques, du stuc frais des galeries de vernissages, de la poussière des libraires et des odeurs des salles vides et des foules du public, la matière grasse des acryliques et la fluidité de l'aquarelle, de l’art fait et de l’art en création. Apprendre un art du sensible total.

Mais la connexion entre art et odeur, nous dit Sandra Barré, révèle aussi du partage du sens plus immortel de l’objet. Dans sa « promesse d’immortalité » comme la décrit l’auteure, l’odeur, comme l’œuvre, fonctionne comme interrogateur et interlocuteur de la temporalité. Ce pouvoir traverse et tisse des liens différents pour chaque individu, toutes époques confondues, par une intrusion qui est à la fois intime et universelle.

À travers l’analyse de l’auteure, on comprend que, par le contact irréversible entre odeur et mémoire, se fonde une culture olfactive subjective. Si l’odeur devient message, le message devient un code (jusqu’à sa valeur de signe magique, à la même échelle de la couleur dans l’histoire de l’art) : la communication s’installe.

Cette réflexion nous invite à sortir de la solidité de l'œuvre d’art, de son appréhension visuelle, non pas pour la remplacer, mais pour enrichir sa reconnaissance matérielle, olfactive, tactile. Et enfin sortir de la polarisation entre parfum et puanteur, qui semble enracinée dans le concept trompeur du beau artistique , et simplement définir l’odeur comme particule unique d’une base de données esthétique réutilisable.

Pourtant, cet art n’est pas perçu de manière si fluide. D’où viennent alors nos limites à concevoir un art olfactif ? Selon Sandra Barré, l’art olfactif, qu’elle définit comme un « traitement plastique des odeurs » , ne correspond, en histoire de l’art, ni à un mouvement, ni à un courant, ni à un manifeste précis. Et, de manière très proche de la nature-même du médium, il n’est pas limité à un espace géographique.

Mais le travail de Barré nous signale la présence de nombreux artistes travaillant et ayant repensé l’odeur. Faute de concevoir l'effluve comme un caprice décoratif de l’objet plastique, ce médium est aujourd’hui un puissant générateur et récepteur d’intentions artistiques. Un dispositif qui interroge la condition plus intime de l’artiste, en passant par les préoccupations écologiques, animalistes, spirituelles, les revendications politiques, l’immigration.

Tout cela en perpétuel dialogue historique : on pense aux vestiges de la révolution olfactive qui remonte à l'hygiénisation des villes du XVIIe siècle comme outil d’implémentation d’une santé collective. Hygiénisation que marquera aussi, sur le plan sociosanitaire de l’odeur, cette période pandémique, caractérisée par les effluves dures des gels antigéniques et des des produits de nettoyage (qui nous semblent rassurer au-delà de leurs compositions chimiques et leur impact environnemental !)

Une odeur qui porte en soi, malgré tout, la violence de ses récits historiques : d’un passé colonial, des conflits, de l’inexplicable atrocité des guerres, épidémies. Une odeur pluricentaineaire qui ne cesse d’éclairer sur une vision patriarcale problématique envers la femme : une domination sociétale qui se pose, avant tous jugements du visible, sur le baume léger de son odeur. L’odeur d’une femme, conçue comme odeur naturelle de proie, a souvent été sujet de romanticisation littéraire. Odeur d’un corps propre, vierge de senteur, exempt de toutes manipulations « démoniaques » du parfum, à qui lui a été associée la sphère de la sorcellerie. Un corps odorant que les artistes féministes des années 1960 ont questionné, transformé, affiché, qu’elles se sont réapproprié. Un corps qui se veut libéré des odeurs codifiées du domestique, du lait, de la lessive, des détergents, de la javel, du propre, du lavé, du rangé.

Mais c’est à partir des années 1990, nous dit Barré, qu’on observe un véritable tournant de la création artistique liée aux objets olfactifs, pas forcément en lien avec la notion de parfumerie, et qui sonde les frontières de l’agréable, du « sentir-bon ».

L’odeur connaît donc des multiples manipulations en art, mais n’est pas, selon l’auteure, associable à l'immatériel. Une odeur reste intrinsèquement liée à une trace matérielle, où elle trouve son origine. En définissant une nouvelle manière de faire art, un dispositif esthétique intentionnel qui ne remplace pas les autres dispositifs mais qui ouvre la voie à une conception artistique fidèle à notre temps : fluide, dégénrée, décoloniale, écologique, inclusive, interdisciplinaire. En enrichissant le spectre des appropriations sensitives.

La société de l’image et l'hégémonie du tout-vu, la société de la future dématérialisation de l’art et la direction de l'art centrée sur des concepts académiques occidentaux du beau, du genre, de l’intellect, du statut d’art se décristallise au profit d’une culture du senti.