critique &
création culturelle
Saul Karoo,
un artiste de la soif

Les éditions Monsieur Toussaint Louverture balancent, une fois de plus, un (très gros) pavé dans notre mare. On est trempé jusqu’aux os. Et on en redemande. Il a fallu quinze ans à Karoo , le roman posthume de Steve Tesich, pour traverser l’Atlantique, et quelques pages à peine au lecteur pour faire le trajet retour.

Karoo s’ouvre sur une longue scène de cocktail mondain, un plan-séquence qui offre au narrateur l’occasion de faire le tour de son petit monde pourri d’hypocrisie, d’incompétence affective et de curieuses maladies. Saul Karoo ne parvient pas à aimer, ni à être sincère en l’absence d’un public et, comble de malheur, il a beau vider tous les verres qui passent à sa portée, il reste obstinément sobre.

Un des effets secondaires les plus décourageants de mon incapacité à m’enivrer n’était pas que je subissais ces ragots alors que j’étais sobre, mais que j’allais m’en souvenir le lendemain. Il a décidé d’arrêter de fumer, car le cancer du poumon était certes une terrible façon de partir, mais ce qui me terrifiait réellement était la pensée de ne même pas pouvoir me saouler le jour où l’on m’apprendrait la nouvelle . Il  groupe à l’autre, évite les gens qui l’aiment, rit longuement avec ceux qui le méprisent, s’envoie d’inutiles rasades, fait semblant qu’il est ivre et accueille avec cynisme la déconsidération des convives.

Steve Tesich

Dire la vérité était une chose, mais se sentir en phase avec cette vérité après l’avoir énoncée était quelque chose qui ne semblait plus dépendre de moi. Ces cinquante premières pages ont tout du sketch bien enlevé, et Saul Karoo, narrant lui-même sa déchéance, a les attraits du cabotin auquel on pardonne les effets de manche tant ils sont délicieux. On pourrait se satisfaire d’un livre qui serait aussi grinçant et drôle jusqu’au bout de ses six cent huit pages, même sketch, même cabotin. Mais voilà, on poursuit sa lecture et l’on se rend compte que ce premier chapitre était tout sauf une scène pour amuser la galerie, qu’il contenait en germe tout le processus du livre. Nous sommes, nous lecteurs, les convives croisant la route de ce faux ivrogne, et le lien qu’il tisse avec nous devient de plus en plus vital pour lui et de plus en plus passionnant pour nous : il a besoin de notre présence pour être vrai. Les éléments épars (les membres de sa famille éclatée, l’alcool, l’assurance-santé qu’il n’a pas renouvelée) se développent ; de prétextes à bon mot ils deviennent des ramifications souterraines du récit faussement désinvolte de Karoo.

Saul Karoo est script doctor . Il remanie les scénarios hollywoodiens pour en faire de gros succès. Et il est réputé pour cela. Il se sait incapable d’écrire un chef-d’œuvre, mais tout à fait en mesure de formater n’importe quoi pour en tirer une histoire rentable. Il n’y a peu de choses plus drôles, si le contexte est le bon, qu’un personnage pour qui tout est bien trop important. Il est un jour chargé de retoucher le dernier film d’un réalisateur génial et mourant. Et peu à peu les personnages et les bavardages dispersés çà et là au gré de son douloureux désir d’ébriété prennent leur juste place dans une architecture raffinée, époustouflante par la solidité de sa structure et la richesse de ses ornements. On rit par quintes rauques, on se retient de pleurer, on boit quelques réflexions d’un homme du métier à propos de la fiction, du mensonge, du récit. De joyeux bordel, le livre se change en cathédrale et, bien entendu, le plus émouvant est de comprendre que ce joyeux bordel fait partie de la cathédrale, et que celle-ci ne pouvait pas tenir sans celui-là. Quand Karoo rend son tablier de narrateur et que le récit se poursuit à la troisième personne, on en a la gorge serrée : on ne joue plus.

Steve Tesich est mort en 1996 d’une crise cardiaque, peu de temps après avoir achevé ce texte qui ne fut publié que deux ans plus tard. L’homme était né en Serbie, et quand sa famille avait immigré aux États-Unis, il avait d’abord pratiqué la lutte et le cyclisme avant de se tourner vers l’écriture. Il travailla pour le théâtre, le cinéma (on lui doit notamment les scénarios de l’adaptation par George Roy Hill du Monde selon Garp de John Irving, de Georgia d’Arthur Penn et de la Bande des quatre de Peter Yates), et écrivit deux romans, Summer Crossing 1 (1982) et Karoo . Les éditions Monsieur Toussaint Louverture, qui ne ratent jamais une occasion de nous surprendre et de nous laisser longtemps sur notre derrière, viennent de publier le second. Mais quel est ce titre — Price — que l’éditeur nous promet pour 2014 ? Quoi que ce soit, et malgré tout ce que nous espérons lire de bon d’ici-là, nous savons pourquoi il vaudra la peine d’attendre deux ans.

Cet article est précédemment paru dans la revue Indications n o 395.

Même rédacteur·ice :

Karoo

Écrit par Steve Tesich
Traduit de l’anglais (E.U.) par Anne Wicke
© 2012, éditions Monsieur Toussaint Louverture
Roman, 608 pages