critique &
création culturelle
Sous le regard
d’un dieu déchu l’eau rage

Adapté du roman éponyme des frères Boris et Arcadi Strougatsky 1 , Il est difficile d’être un dieu est un film tout aussi étrange que monumental, d’une remarquable esthétique photographique, s’affranchissant de toutes les règles cinématographiques formelles.

En janvier, Karoo fait sa rétrospective 2015. Plusieurs rédacteurs ont élu un film sur lequel ils souhaitaient écrire. Des coups de cœur aux espoirs insatisfaits, certains partageront aussi leurs attentes pour 2016. Rendez-vous donc chaque mercredi pour la rétrospective 2015 de Karoo Cinéma !

« Regarder Il est difficile d’être un Dieu, c’est vivre un chaos de tous les instants. » selon Ragnarök, utilisateur de

Il est difficile d’être un dieu aboutit en un objet déconcertant, porteur d’une expérience sensorielle extrême et très aboutie.

En plongée, le plan d’ensemble d’une mare, située en contrebas d’une falaise, s’offre sobrement à nos yeux. Ses eaux stagnantes, bordées d’objets disparates dont il est difficile d’en qualifier l’utilité, reflètent une masse blanchâtre indéfinie. Au fil d’une sorte de grincement venu de nulle part, ponctué du bruit d’une pierre que l’on jette à l’eau, du grésillement d’un feu qui se dévoile et de divers sons plus ou moins puissants, l’œil de la caméra, tel le regard d’un dieu, remonte lentement le paysage. Elle révèle ainsi des détails de vie, parsemés ici et là. Il se redresse et se relève vers un horizon blanc et gris. Mais ce n’est pas la Terre, comme le dit la voix off qui introduit le récit. C’est Arkanar, une planète évoluant dans un Moyen-Âge tardif où la Renaissance « n’a jamais eu lieu2 ».

Sur la planète Arkanar, le régime tyrannique incarné par Don Reba, ministre de la Sécurité de la Couronne, s’acharne à persécuter et à éliminer savants, écrivains et artistes. Un groupe de scientifiques terriens a pour mission d’étudier la planète mais sans perturber le cours de son histoire. Don Rumata, un des terriens aux nobles traits de la Renaissance, considéré comme un dieu par les habitants de la planète, combat les escadrons de la mort, mais il lui est interdit de tuer. Cependant, excédé par les agissements de Don Reba, il déclenche une guerre interminable pour sauver quelques hommes du tragique destin qui les attend.

Alexei Guerman

Alexeï Guerman, brillant réalisateur russe peu connu qui n’a réalisé que 8 films de long métrage pendant près de trente-cinq ans de carrière cinématographique, signe ici, de façon posthume (il est mort le 21 février 2013, peu avant la finition de son film) une fresque baroque en noir et blanc où la finesse des nuances de gris et la beauté de la composition des images et des prises de vue s’opposent violemment à l’univers grouillant, perpétuellement humide, boueux et scatologique d’Arkanar, où se mêlent les fluides corporels et les traits hideux et avilis de personnages grotesques dépossédés de tout signe de civilisation.

N’obéissant pas aux schémas narratifs classiques, l’histoire du film – pour autant qu’il y en ait véritablement une – est difficile à cerner. Cependant, la grande cohérence du type de plans, la puissance d’une mise en scène époustouflante, l’allusion évidente à l’iconographie fantastique et tourmentée de Jérôme Bosch, de Brueghel et même de Cranach (Don Rumata apparaît par moments sous les traits d’un noble de la Renaissance, proche d’un saint Georges terrassant le dragon) structurent l’œuvre. La déferlante chaotique de plans séquences foisonnant de mille et un détails en mouvement (ce qui rappelle d’une certaine manière le cinéma des premiers temps) grâce à l’utilisation de la profondeur de champ presque abyssale, sous-tend ce monde tumultueux et déstructuré dans lequel évoluent Don Rumata et les habitants d’Arkanar.

Le travail minutieux de la bande son où se manifestent continuellement les petits bruits de la vie quotidienne illustre le désordre délirant et violent d’Arkanar, mais contribue également à rythmer et à structurer le film. Par moments, la douceur de ces sons, dont la source est souvent non visible, opposera sa quiétude à la violence visuelle des images, à la limite du soutenable. L’humour autorise des instants de répit pour survivre à la débauche scatologique et aux humeurs corporelles imposées au spectateur grâce à la puissance du cadrage. Très serrés, ils coincent le spectateur dans une intimité avec des personnages en voie de putréfaction intellectuelle et physique, évoluant dans des espaces déliquescents.

Leonid Iarmolnik

La caméra se déplace tantôt comme un miroir presque déformant de la réalité décharnée en organisant l’image sur différentes échelles qui se côtoient, se heurtent, pour mieux appréhender l’entropie des lieux, la violence des personnages et la logique qui sous-tendent l’univers d’Arkanar. Ainsi, les séquences où au tout premier plan sont brandies des pattes de poulet, ou encore celles où s’étend un bras affublé d’une armure métallique rappelant les écailles d’un dragon. Elle est aussi personnage à part entière. Dans un style presque documentaire, elle livre son regard au spectateur à la limite du dégoût, et reçoit celui des personnages qui lui adressent un clin d’œil parfois complice. La caméra devient dès lors regard de spectateur, pris à témoin malgré lui, surpris par la soudaine abolition de la distanciation salvatrice ; elle est aussi dieu/le réalisateur lui-même, créateur, maître et seigneur d’un monde corrompu qui se décompose et se désagrège, qu’il donne à voir sous la loupe grossissante de son regard.

Les oppositions entre sons, forme et esthétique de l’image et leur contenu à l’intérieur du cadre (violence extrême, pourriture, déchéance des corps et de l’esprit) agissent sur les sens et la sensibilité du spectateur. Ils organisent le chaos apocalyptique dans lequel s’enfonce Arkanar et sculptent sa déliquescence, nous rappelant ainsi que dans les sociétés obscurantistes il n’y a ni salut ni spiritualité, ni culture ni évolution possibles.

Réalisé pendant plus de dix ans, Il est difficile d’être un dieu offre une lecture de l’histoire qui fait écho à une Russie toujours en proie à la censure – dont Guerman fut victime pratiquement tout le long de sa carrière cinématographique – mais aussi à la conjoncture mondiale actuelle. Depuis une quinzaine d’années, le monde s’enferme progressivement dans une politique sécuritaire qui justifie la censure et la réduction des droits et des libertés des citoyens, tout en glorifiant les excès capitalistes et consuméristes au détriment de la spiritualité, de la culture et du sens critique.

Les cas récents de la loi-bâillon ( ley mordaza ) en Espagne, et celui de la Grèce où « les institutions européennes […] réclament dorénavant à leurs yeux la neutralisation politique des populations et la destruction des outils de souveraineté nationale dont celles-ci disposent encore3 » nous rappellent avec inquiétude que la dystopie d’Arkanar n’est pas si éloignée de la réalité terrienne comme en témoignent les événements les plus cruels de l’histoire de l’humanité. Il est donc temps de questionner l’ordre et la norme établis… à l’instar de Guerman qui, dans le petit monde du cinéma, s’amuse à déconstruire les codes bien rodés d’un cinéma devenu dogmatique.

https://www.youtube.com/watch?v=zeubCSkzqCI

Trudno Byt Bogom / Il est difficile d’être un dieu

Réalisé par Alexeï Guerman
Avec Leonid Yarmolnik , Aleksandr Chutko , Yuriy Tsurilo , Evgeniy Gerchakov
Russie , 2013, 170 minutes