Un petit PC sur le bord de scène. Un projecteur bancal. Un diaporama fait-main, des transitions avec juste ce qu'il faut de kitsch et une bande-son grésillante. Voilà le matériel sommaire, artisanal disons, de l'hommage à Aleksandr Khramouchin, violoncelliste biélorusse emporté en mai dernier par un choc septique, à l'âge de 43 ans. Arrivé en Belgique dans les années 90, il étudie au Conservatoire d'Anvers puis enseigne à l'International Mundi School de Waterloo. Mais le diaporama ne parle pas de ça. Il ne dit pas grand chose en fait. Il dit simplement : « Voici Aleksandr. Il était papa depuis un an. Il aimait la musique. Énormément. »

En sa mémoire, et au profit de la recherche pour la lutte contre le sepsis, la pianiste belge Eliane Reyes (son épouse) organise un grand concert caritatif avec son amie et modèle, l'immense Martha Argerich, légende vivante du piano. Généreuse et opiniâtre, la pianiste argentino-suisse est encore aujourd'hui, à 82 ans, considérée comme l'une des meilleures de la planète. On pourrait débattre de si elle est la meilleure pianiste du XXe siècle, mais il faudrait pour cela trouver quelqu'un pour rivaliser avec elle. J'exagère peut-être, pas tant en réalité, mais maintenant vous cernez le personnage — et l'événement.

Le programme a été choisi avec simplicité et plaisir. Des beaux morceaux de chambre, assez courts, homogènes et conventionnels. Rassurants, confortables et délicats. Des fragments de joies que l'on devine. Des souvenirs de moments heureux. Ce qui suit en est le récit.

Premier souvenir. La sonate pour violoncelle et piano de Chopin. Deux jeunes musiciens (Krzysztof Michalski et Jan Wachowski) révèlent la force du premier mouvement avec maturité et pudeur. Sans effusion, mais avec connivence et authenticité. On poursuit avec la Sonate n°3 pour violon seul d'Ysaÿe, la Ballade chère à Khramouchin qui l’avait transposée pour violoncelle. Ici, l'interprétation de Tedi Papavrami manque d'assise et peine à convaincre, malgré un climax nourri d'un beau sens de la narration. Il reviendra juste après pour un duo aérien et introspectif avec Eliane Reyes, toujours sur du Ysaÿe. On imagine l'émotion des musiciens. On l'entend, à vrai dire. Les applaudissements sont nourris, comme à chaque fois.

Deuxième souvenir. Le silence se fait. Les bruissements d'excitation le cachent un peu. La pianiste Lily Maisky entre. La suivent son père, le violoncelliste star Mischa Maisky, et la violoniste Alissa Margulis. Ils viennent interpréter le Trio élégiaque n°1 de Rachmaninoff, une œuvre de jeunesse, immature, intense et sombre. Le violoncelle entame le morceau, sur deux notes alternées, comme une sirène d'ambulance dans le grave et dans le lointain. Il est petit à petit rejoint par le violon. La sirène se rapproche. Accélère. Avance. Dérape. Se liquéfie. Ce qui était il y a dix secondes le lancinement de deux notes haletantes devient à présent une nappe forumillante de sons, un lac noir et glacé où miroite la mélodie albâtre du piano. Il y a le reflet du piano, ce scintillement pâle de l'aigu qui hérisse les poils de toute l'assemblée dès qu'il apparaît. Il y a cette masse d'eau noire des cordes frottées et ce blanc aveuglant du piano. Cela dure à peu près une minute. Puis les musiciens plongent. Nous sommes engloutis. Et nous sombrons.

Lily Maisky était phénoménale. Son père aussi, c'était attendu, mais la pianiste se révèle être une chambriste absolument hors du commun. Son jeu puissant mais humble, son attention constante à ses partenaires témoignent d'une volonté de servir la partition. La musique est ici un devoir, un impératif. Les musiciens doivent jouer parce qu'il faut — et donnent une véritable leçon de musique de chambre qui, excusez de le dire, ne souffre la comparaison avec ce qui précédait. Suivent quelques arrangements pour trompette et piano d'airs de Tchaïkovski. Le son clair, mélancolique et pur de l'instrument nous sort la tête de l'eau. Nous réconforte. Nous voilà prêts pour la suite du concert.

Troisième souvenir. Martha Argerich passe la porte des coulisses et entre sur scène comme dans son salon. Eliane Reyes la suit. La salle implose. Une nouvelle fois, elles vont jouer ensemble. C'est une histoire qui a commencé quand Reyes avait 13 ans. Premier prix de Conservatoire en poche, elle s'était rendue spontanément au domicile d'Argerich à Bruxelles et avait joué pour elle. Elles ne se sont plus jamais vraiment quittées, et c'est en amies qu'elles s'avancent, main dans la main, vers le piano. Elles jouent Ma Mère l'Oye de Ravel, recueil de contes pour quatre mains. C'est simple. Ça joue. C'est 80 ans de piano qui s'assied à côté d'une de ses pupilles et qui nous raconte de belles histoires avec ses doigts. Avec ses mains toutes ridées, dont on peut discerner chacune des veines, qui devraient trembler ou être pleines d'arthrose, mais qui, ici, exécutent avec la plus déroutante facilité les subtiles embûches de Ravel. Je n'en crois littéralement pas mes oreilles. Il y a quelque chose entre l'image de la vieille dame voûtée au-dessus du piano, là-bas, sur scène, et la musique immaculée qui me parvient. Un décalage. Quelque chose de l'ordre du magique, de la fascination, du féérique. Qui de mieux qu'une enchanteuse pour narrer des contes de fées ?

Quatrième souvenir. Après la pause, Argerich est de retour pour terminer la soirée en fête avec du Schumann : les Fantasiestücke avec Mischa Maisky, puis le quintette avec Tedi Papavrami et Yossif Ivanov aux violons, Jing Zhao au violoncelle et sa fille Lyda Chen-Argerich à l'alto. Et quelle fête ce fut. On peut difficilement espérer meilleur Schumann. Il y avait là à l'œuvre quelque chose de profondément émouvant, sans doute plus encore dans les mouvements gais que dans les grandes mélodies larmoyantes. C'était cette énergie, cette force, ce message simple qui disait nous jouons car nous sommes encore là. C'était ce choix de la joie, de la célébration, de Schumann, de la vie et du lien. C'était ça avant tout. Un témoignage de joie pour le souvenir d'une vie de musique.