critique &
création culturelle
The Pointer Brothers
ou les zizis au pays d’Éline

Ce 11 décembre 2018, 20 h 30, j’ai la grande chance de ne pas être trente et unième  sur liste d’attente de la première visite de la Ville des zizis .  Un rêve mettant en scène six comédiens et porté par Éline Schumacher, qui interrogera les représentations de la collectivité masculine des spectateurs jusqu’au 15 décembre 2018 au Théâtre des Tanneurs.

On ne se rend pas vraiment à la ville des zizis, en réalité, c’est elle qui vient à nous. Plus précisément, on ne se rend pas consciemment à la ville des zizis, c’est elle qui s’immisce dans le public, comme un grand rêve collectif avec l’apparition plus ou moins soudaine des six comédiens dans le hall d’entrée du Théâtre des Tanneurs.

Ils étaient six, ils étaient beaux, ils formaient quelque chose auquel je n’appartenais pas, et auquel plus largement nous, spectateurs, n’appartenions pas. Ils étaient parmi nous, sans que nous soyons vraiment parmi eux, ils sortaient d’un film dont je ne faisais pas partie, mais dans lequel j’avais très envie d’entrer. Cette envie d’intégrer l’univers auquel cette collectivité appartient est très probablement liée au fait que six gars en costume qui déambulent dans une foule tout en doudoune ça fait tout de suite forte impression.

Six hommes et un enterrement, voilà le point de départ, du rêve. Derrière eux, ce que je nommerai avec une exactitude relative : une version glamour du rideau de douche qui m’évoque  un medley entre la Mer qu’on voit danser et Music and Lights , mais en plus vert.

Chacun y va de son commentaire sur leur « dernier moment » avec le défunt, l’un d’eux porte un fabuleux « ghettoblaster », qui grésille de plus en plus au fil du récit de ce « dernier après-midi auprès de Michiels ». L’appareil « s’exprime », de plus en plus fortement jusqu’à nous faire entendre la voix d’Éline, et celle de son père Michiels. Leur échange prend possession de l’air ambiant, les garçons se font littéralement avaler par le très glamour rideau verdâtre et la lumière décroît. Dans l’obscurité qui a gagné la salle en clôture de ce premier partage de « souvenirs », une angoisse d’Éline emplit l’espace sonore :  la peur d’enterrer seule un père sans ami.

S’ensuit une succession de tableaux truffés d’influences tantôt musicales, tantôt cinématographiques. Cet enchaînement prend place devant ce qui semble être un mur de skatepark de rêve, sur lequel des palmiers remplaceraient les habituels tags, éclairé par des gélatines aux couleurs pop. Le tout m’évoque vaguement la maison de haute couture Quicksilver.

Ainsi, comme lorsque je lis Alice au pays des merveilles , chaque chapitre du rêve me fait oublier le précédent, et d’une équipe de foot autour d’un cercueil aux gangs de West Side Story , de six gars mangeant des Sandwichs mous en haut d’un gratte-ciel aux cowboys d’ Il était une fois dans l’Ouest qui deviennent des enfants, d’une soirée barbecue à la reproduction d’une précision rare du déhanché de Hugh Grant dans Love Actually exécutée simultanément par les six mousquetaires alignés … Je passe d’une évocation à l’autre comme je me perdrais dans les rues d’une ville rêvée dont la visite serait balisée par la voix de celle qui la rêve. Dans le public, Éline Schumacher, commente, questionne ces représentations, comme quand elle aide un de ses gars à retrouver ses mots ou lorsqu’un comédien, suite à une blague de ses comparses, finit à moitié nu sur scène, se plaignant de ne pas aimer les douches communes et les regards qui se partagent dans ce genre de moment et que la metteuse en scène souligne que tout le monde est tombé nez à nez avec ce qu’il tente de cacher.

Dans cette ville, chaque quartier serait une représentation folle, fantasmée, parfois filmée et revécue de la collectivité masculine, de ce groupe d’hommes qui aurait pu entourer un papa sans ami jusque dans son dernier voyage. Car au bout du chemin, au bout du rêve, et lorsqu’on a traversé la ville, il y a la fin d’un voyage.

Une fin questionnée depuis le départ avec cet enterrement, et qui se dresse en filigrane durant toute la durée du spectacle, notamment avec ces morts dans les tueries infantiles des cowboys incarnés par les comédiens, et  avec cette peur de la mort verbalisée en fin de représentation par l’un des joyeux comparses rechignant à sauter de la haute structure toute vêtue de feuilles exotiques.

La Ville des zizis , en somme, m’a fait plonger au cœur du fantasme du genre masculin et de l’imaginaire d’une collectivité à laquelle j’aurais voulu pouvoir appartenir, si au minimum j’avais été ce que l’on nomme communément « un garçon ». Ce n’est pas tant l’homme et ce qu’il est dans la société que j’ai pu observer et questionner, mais plus certainement mes propres représentations, au fil d’un rêve qui aurait pu être le mien, à quelques références près.

Aussi voudrais-je remercier Éline Schumacher et ses six complices de m’avoir permis de me lancer, avec un grand manque de pudeur par ailleurs, dans un playback violent sur Jump ! des Pointer Sisters, sur le trajet qui séparait mon appartement et ma réalité de la Ville des zizis .

Même rédacteur·ice :

La ville des zizis

Texte et mise en scène : Éline Schumacher
Avec Léonard Cornevin, Adrien Drumel, Thierry Hellin, Lucas Meister, Jean-Baptiste Polge et Michel Villée

Théâtre Les Tanneurs