Un sommet de l’englishness
Rapports de classes et rétention des sentiments : bien avant Dowton Abbey , l’Américain James Ivory s’était fait une spécialité de la peinture de la société anglaise d’avant-hier en adaptant des romans d’E. M. Foster ou de Kazuo Ishiguro. Démonstration avec une scène des Vestiges du jour , où l’art du metteur en scène est à son sommet.
Adapté du roman homonyme de Kazuo Ishiguro, les Vestiges du jour a pour personnage central Stevens, majordome de Lord Darlington, qui règne sur l’impressionnante domesticité du château à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Une guerre dans laquelle son maître va choisir le mauvais camp. Considérant sa tâche comme un sacerdoce, Stevens ne se concentre que sur ses devoirs, efficacement secondé par une nouvelle intendante, Miss Kenton. Solitaire, il est le paroxysme de la réserve et de la pudeur anglaises , n’exprimant jamais le moindre sentiment, défendant le domaine comme si le sort de l’Angleterre dépendait du maintien des traditions.
Dans la scène ci-dessous, Miss Kenton ( Emma Thompson ) surprend Stevens ( Anthony Hopkins ) en pleine lecture au cours d’un de ses rares moments libres. Intriguée, elle veut savoir ce que lit cet homme impénétrable pour lequel elle éprouve un sentiment naissant ; lui se sent envahi et recule, en proie à un trouble profond.
Tout va se dérouler comme une scène d’amour à l’envers. Il fait anormalement sombre, comme si l’on pénétrait dans l’intimité de ce serviteur fidèle. Au début, on ne voit que des ombres, puis insensiblement, Miss Kenton, volontaire, avance, semble vouloir déflorer un secret précieux. Lui, l’homme autoritaire, cache le livre, bat en retraite, puis dos au mur, se laisse finalement ôter l’objet des mains, le bras droit levé dans une sorte d’abandon.
Le dialogue est serré : elle croit d’abord qu’il cache un livre osé ( « racy » : joli mot qui érotise la chaste scène) et lui s’offusque avant tout pour son maître : comment peut-on croire qu’il possèderait un tel livre dans sa bibliothèque ? Ensuite, intriguée et lui prêtant sa propre délicatesse, elle lui demande s’il veut lui éviter une lecture inconvenante ( « Are you protecting me ? Is that what you’re doing ? Would I be shocked ? Would it ruin my character ? » Progression soulignée par la musique.) Découvrant enfin le titre de l’ouvrage, elle s’aperçoit que c’est un roman à l’eau de rose. Il va alors expliquer qu’il lit pour parfaire sa connaissance de l’anglais, et la prier de ne plus le déranger dans son temps libre.
On peut penser que s’il a finalement capitulé, c’est parce qu’il ne voulait pas qu’elle ait de lui l’image d’un lecteur salace, mais il y a bien plus : il suffit de voir la manière dont il la regarde tandis qu’elle découvre le livre, lui force la main, rare scène de toucher dans ce monde puritain . Leurs visages se frôlent. C’est aussi pour elle une révélation : il ne donnera jamais libre cours à sa nature sentimentale, il est dans le déni de ses pulsions intérieures ; si leurs visages sont plus proches que jamais dans une ombre complice, un océan les sépare.
Lorsque Miss Kenton quitte la pièce, un peu confuse après ce qui n’a pas eu lieu, ce baiser non échangé, la caméra effectue un travelling arrière, laissant Stevens seul, désemparé, boutonné jusqu’au col comme son univers, le livre serré contre le cœur, à côté des fleurs rouges qu’elle lui avait apportées, signes d’un acte d’amour manqué. The Ivory touch.