critique &
création culturelle
C’est (pas) l’homme
qui prend la mer

Neuvième année déjà pour le festival Millénium , rendez-vous bruxellois dédié aux films documentaires, avec une optique engagée et un goût pour valorisation de la différence. Une compétition internationale, une belge, une sélection « Vision jeune » et une dédiée aux travailleurs du monde ? Autant de raisons qui nous ont donné envie d’y mettre la rétine et de susciter, qui sait, des échanges avec d’autres spectateurs !

Un premier plan, symbolique : juché sur une remorque, un bateau fend, non pas les flots, mais la route désertique, aux bas-côtés à peine striés de buissons secs. Nous sommes aux confins du monde, dans un décor qui pourrait rappeler Mad Max . En réalité, au Kazakhstan, dans cette partie du pays qui a vu fondre la mer d’Aral, autrefois quatrième plus grand lac de la planète.

Ce qui est arrivé à cette jadis gigantesque étendue d’eau, c’est la radio – subterfuge bien amené de la réalisatrice pour poser sommairement mais clairement le contexte de son récit – à bord de ce bateau roulant qui nous l’annonce : le détournement des fleuves Amou-Daria et Syr-Daria par les Soviétiques pour irriguer les cultures de coton – également chez les voisins d’Ouzbékistan – a provoqué une perte de surface considérable, faisant également augmenter son taux de salinité. Adieu, mannes providentielles de poissons !

Les bateaux rouillés, à quai en plein désert, sont démembrés jusqu’au moindre boulon. L’acier pourra se monnayer, sans doute, et Igor, Vodya et leurs camarades sont en train de disséquer l’un de ces navires en décrépitude. En attendant une livraison de nourriture, d’eau et d’oxygène qui leur rendra la tâche plus aisée, l’un d’entre eux cuit le pain à même un cercle de fonte. Dans une zone similaire, brûlée de lumière, un vieil homme barbu et coiffé du couvre-chef national s’escrime sur le moteur récalcitrant d’une pompe qui lui permettra d’arroser son lopin. C’est Zhoke, le jardinier du flanc de rive. Au fil des ans, un peu pour enseigner les cultures à ses enfants – mais aujourd’hui, seul l’un d’entre eux lui donne un coup de main –, beaucoup par débrouille et ardeur à la tâche, il est parvenu, contre le sel, le vent et la sécheresse, à faire pousser des oliviers, des abricotiers, à rendre plus goûteux ses melons. Il garde en mémoire la révolte de Krondstadt , la famine des années 1930 sous Staline et la privatisation du pays. Garde une nostalgie d’un temps en commun. Certains plans, très beaux, nous le montrent en pleine prière, frêle esquif résistant et trouvant place dans cette nature hostile. L’âpreté de la région apparaît non seulement dans l’image, mais aussi dans le son, souffle grondant des vents, parfois redoublés d’un soundscape , qui font de temps à autre passer la parole des hommes au second plan : un parti pris qui nous a au départ déstabilisés, mais finit par trouver sa juste place.

Évolution de la Mer d’Aral de 1973 à 2009…

Très beau personnage aussi que celui d’Olya, hydrobiologiste née dans la région, pour qui l’homme et la mer sont intrinsèquement liés. Elle mentionne tous ses amis partis chercher un avenir ailleurs mais se résout à son propre destin : malgré deux tentatives de troquer le désert contre d’autres pans de ville ou de forêt, elle se sent enracinée à cet endroit. Mesure en échantillons le taux de salinité. Espère que d’ici cent ans ou moins, la mer aura à nouveau fait peau neuve.  C’est aussi le vœu d’un homme candide qui, sur une feuille de papier de nombreuses fois pliée, a tracé maladroitement un plan de ce que pourrait redevenir cet endroit si les décisions politiques continuaient dans le sens de ce barrage construit en 2005 . Une oasis de verdure où se reposer et où on serait aussi bien qu’à l’hôtel, dit-il.

Car aussi désastreuse que soit la situation de la mer d’Aral, Katerina Suvorova nous montre aussi que du côté kazakhe, il y a, viscéral, un espoir d’endiguer le désastre. Une façon de croire encore aux miracles – cette arche qui dit « Bonne chance », cette barque sur laquelle on peint en cyrillique le mot « Bonheur » –,  de célébrer lors d’un Sea Festival sur la côte celle qui fut immense et dont le retour est attendu par tous, à commencer par la jeune génération.

Sea Tomorrow est un film, entre poésie des séquences et constat alarmant, dédié à « ceux qui ont le courage d’agir ». Puissent-ils être légion dans les années qui viennent dans cette zone si secrète d’Asie centrale.

Même rédacteur·ice :

Sea Tomorrow (Zavtra more)

Réalisé par Katerina Suvorova
Kazakhstan / Allemagne , 2016
88 minutes

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