critique &
création culturelle
Chapitre I
Des films « météorites »

Des films audacieux et novateurs qui arrivent de nulle part, traversent le ciel, reconfigurent la constellation, et qui, tout en nous donnant des nouvelles du monde — parfois esthétiques, viennent renouveler les formes.

Victor-Emmanuel Boinem :1 Si on est là, l’un face à l’autre, c’est pour se demander « Quels sont les films importants de la décennie qui vient de s’écouler ? ». C’est un exercice assez difficile, parce qu’on n’a pas le recul de l’Histoire, on est obligé de faire avec notre mémoire immédiate de ces dix dernières années. Comme toujours, il y a des films qui nous marquent, d’autres qui sortent du lot, d’autres qu’on a un petit peu perdus de vue, des plus discrets, des plus timides, des films secrets. Il y en a qui demandent beaucoup d’attention, beaucoup de regards. Et puis surtout, il y a cette catégorie assez chère à Serge Daney et que je trouve très intéressante : celle des films météorites : des films qui arrivent de nulle part, qui passent, qui traversent le ciel, qui déchirent un peu tout, qui reconfigurent la carte, la constellation et qui, tout en nous donnant des nouvelles du monde, des nouvelles esthétiques parfois, viennent renouveler les formes. Des films novateurs, audacieux, d’une façon ou d’une autre. Il me semble que, en tout cas dans certains cas, c’est lié à des auteurs qui eux-mêmes sont relativement discrets, traversent le ciel de temps en temps : il y a évidemment Leos Carax, qui revient un peu comme un phénix après une décennie compliquée où il n’y a pas eu grand chose à part le court-métrage Merde en 2008, déjà avec Denis Lavant, et, juste avant, le mauvais accueil de Pola X . Et puis là, il y a Holy Motors , bien reçu à Cannes en 2012. Jonathan Glazer, aussi, évidemment, avec Under the Skin .

François Gerardy : Jonathan Glazer qui avait fait aussi un autre film marquant plusieurs années auparavant : Birth avec Nicole Kidman .

V-E : Oui, mais qui laisse passer dix ans entre chaque long métrage.

F : Et puis il y a Hou Hsiao-hsien aussi, après plusieurs années pour réaliser son film, qui a longtemps mûri.

V-E : Et les trois sont là, et on ne les attend pas. On pouvait attendre Hou Hsiao-hsien dans beaucoup de directions, sûrement celle d’une chronique intimiste ou bien un film de gangsters à la Goodbye South, Goodbye . Non, il nous fait un Wu Xia Pian, un film de sabre néo-classique, avec The Assassin.

F : Oui, c’est aussi pour cela qu’il s’agit de films météorites, parce qu’ils apparaissent sans prévenir après plusieurs années et sont des films renversants au niveau formel et au niveau du contenu. Ils portent en eux des propositions de cinéma tout à fait remarquables.

V-E : Under the Skin et Holy Motors ont une structure bien particulière, qui joue sur la répétition d’un cycle ou la révolution (leur structure narrative tourne sur elle-même). Il y a une évolution dans laquelle un personnage rencontre un autre personnage, une interaction, puis on passe au suivant. Scarlett Johansson « ramasse » des hommes dans sa camionnette, Denis Lavant interprète différents rôles au fil d’une journée. Il y a évidemment la question de l’itinéraire, de la traversée à laquelle on va revenir, mais il y a aussi et surtout le fait de prendre un acteur, parfois très connu, pour le banaliser : Johansson qui est pratiquement filmée en caméra cachée pour certaines interactions où elle est réellement au volant du camion et interpelle des passants en rue, et Denis Lavant qui est grimé quelques fois jusqu’au méconnaissable dans Holy Motors . Il y a vraiment la question du visage de l’acteur dans ces deux films qu’on peut même lier si on veut à celui de Shu Qi (dans The Assassin), qui est un visage très connu, très aimé par Hou Hsiao-hsien, mais toujours ce « visage masque », presque « bressonien », dans lequel passent beaucoup de choses de façon très minimaliste.

F : J’ajouterais que nous parlons de Carax, Glazer, Hou Hsiao-hsien, mais qu’il y a peut-être d’autres films, tels que The Neon Demon de Nicolas Winding Refn et Melancholia de Lars von Trier, qui sortent du lot, que l’on n’attendait pas nécessairement de ces cinéastes. Melancholia , par sa thématique et sa force visuelle, propose quelque chose d’assez inédit dans la filmographie du cinéaste.

V-E : Et qui arrive après un autre film de crise, Antichrist . On ne l’attendait pas à mon avis à creuser ainsi le sillon autobiographique de sa propre dépression nerveuse. Il avait été très loin dans Antichrist et, curieusement, au lieu de partir dans une autre direction ou d’aller encore plus loin, il trouve quelque chose de différent, une sorte d’échappatoire dans Melancholia , me semble-t-il. C’est peut-être le film où il trouve les images les plus fortes pour lier l’intime et le cosmique. Là, il trouve véritablement quelque chose de démesuré mais qui est à l’image de la démesure émotionnelle que peut être une dépression qui nous flanque par terre, carrément. La fin du monde quoi.

F : C’est vrai que ce qui est très fort dans ce film, c’est qu’il parvient à relier la mélancolie de Justine (Kirsten Dunst) à cette fin du monde, avec l’idée qu’elle ressent en elle cette grande tristesse, qu’elle s’y reflète. Lars von Trier part ici de l’individu et tend jusqu’à l’univers.

V-E : Oui, et c’est un de ses films les plus picturaux. Il y a la référence très évidente quand elle va dans la bibliothèque et s’empare du tableau Chasseurs dans la neige de Brueghel, mais aussi bien sûr le prologue qui fait à la fois très pub et où l’on voit en même temps Kirsten Dunst en train de dériver sur l’eau comme dans un tableau néo-romantique anglais. Il y a là des choses qui le travaillent beaucoup plus profondément que les espèces de cartes postales de Breaking the Waves qui moi m’avaient beaucoup énervé. Il trouve dans Melancholia une sorte de moyen terme très judicieux entre les deux parties (Justine et Claire, le nom des deux personnages principaux).

F : Je profite que nous discutions de Melancholia pour parler d’un autre film que nous n’avons pas repris dans notre liste, The Tree of Life de Terrence Malick, parce que c’est intéressant de les confronter tous les deux. Autant le film de Lars von Trier est un film de fin du monde, noir, sombre, autant The Tree of Life se penche sur nos origines, avec une mise en scène davantage lumineuse, où un éloge est rendu à la nature. On a ici deux mises en scène et deux visions de cinéma complètement opposées de films qui sortent la même année. Deux films de cosmos mais aussi très intimes. V-E : Complètement. Je crois que tu as raison d’évoquer Malick parce qu’on ne peut pas passer sous silence sa trajectoire qui est très étonnante. Ce cinéaste a des éclipses incroyables, qui pourrait être un cinéaste qu’on avait identifié comme « météoritique » (si je peux me permettre le mot), et dont on n’avait effectivement plus de nouvelles depuis The New World , et qui, ces dernières années, nous a bombardés de longs métrages. Plus ils se succédaient, moins on comprenait où il voulait aller.

F : Des films à tendance expérimentale…

V-E : Oui et des films qui finalement exploraient chaque fois la même question (dans Knight of Cups , Voyage of Time), et en même temps, l’usaient d’une sorte de suite de procédés vus et revus, jusqu’à tiré à l’auto-caricature : cette voix off, ces plans de deux secondes découpés, fragmentés, balancés dans une espèce de flot continu. Et c’est très amer de parler de The Tree of Life , je suis persuadé que si c’était le seul long métrage de la décennie de Malick, on l’aurait identifié, on l’aurait sûrement porté aux nues.

F : Oui, en effet, il y a une déception qui est liée aux films qu’il a faits après.

V-E : Une déception liée à cette surproductivité. Nous n’avons pas nécessairement envie que les cinéastes nous donnent trop souvent des nouvelles. On va le voir, il y a un contre-exemple à cela, puisque, à mon avis, ceux qui sont les deux plus grands cinéastes au monde n’arrêtent pas de tourner, c’est-à-dire Hong Sang-soo et Philippe Garrel. Ils sont eux au contraire dans une sorte de pic de productivité, auquel on pourrait ajouter Bruno Dumont : ils tournent énormément et évidemment c’est profitable pour eux d’être dans cette pratique constante.

F : Oui, tant qu’il y a de l’inspiration et qu’ils se renouvellent.

V-E : Et qu’ils prennent des risques...