critique &
création culturelle
Dogman
Tu m’hai di servo tratto e liberate

Qu’est-ce que Dogman ? Un film, une fable, un documentaire, une allégorie inspirée d’un fait divers ? En tout cas, le dernier Matteo Garrone est sorti en salles le 11 juillet 2018, il dure 1 h 42.

Tu m’hai di servo tratto e liberate. / « Tu m’as conduit du servage à la liberté »

Dante, Paradis ,  p. 85.

D’un film, on peut dire bien des choses. Qu’il est bon ou mauvais, par exemple. Qu’on l’a aimé ou non, etc. C’est déjà beaucoup.

D’une fenêtre, on peut dire qu’elle est ouverte ou fermée, propre ou sale. Qu’elle est couverte de lierre et ne laisse pas filtrer le jour, ou, au contraire, qu’elle est parfaitement dégagée et qu’aucune feuille n’empêche les rayons de pénétrer dans la pièce où vous êtes assis, tâchant d’écrire sur un film à propos duquel vous ne savez pas trop quoi dire, quoi penser.

Qu’est-ce que Dogman ? Un film, une fable, un documentaire, une allégorie inspirée d’un fait divers ? Le dernier Matteo Garrone est sorti en salle le 11 juillet 2018, il dure 1 h 42 et est porté par un acteur époustouflant : Marcello Fonte, prix d’interprétation masculine au 71 e Festival de Cannes, etc. Peut-être est-ce un film sur la fin du monde ? Ou bien un reportage animalier. Qu’on se rassure, aucune des braves bêtes qu’on va voir défiler à l’écran n’a subi de traitement dégradant. On ne peut pas en dire autant des hommes. Ils souffrent. Ils peinent. Ils en prennent plein la gueule.

En gros, c’est l’histoire d’un type en cage et de sa chienne de vie. Pour tenir le coup, Marcello n’a dans son existence que son amour des canidés et son adoration pour sa fille, Alida. Ce toiletteur pour chiens ne peut rien refuser à Simonciono, ancien boxeur et inénarrable brute jouée par Edoardo Pesce, dont il est l’exacte antithèse et l’impossible ami. Cette terreur du voisinage, qui a perdu la boule, l’entraîne dans des embrouilles sans limites. De la coke à la cambriole, de coups foireux en trahisons, Marcello ne récolte que de misérables miettes des rêves d’évasion auxquels il aspire. On voit pourtant cet homme effroyablement seul subir son destin avec un extraordinaire détachement. Son visage semble résister aux chocs, et quelque part il encaisse tout. Jusqu’à… Bien sûr, il ne s’agit pas ici de dévoiler le fin mot du drame. Qu’on nous laisse seulement questionner son sujet. Ce film tourné à Castel Volturno, un peu au nord de Naples, dans la province de Caserte, parle-t-il de l’Italie d’aujourd’hui ?

Sur la toile, on peut lire une déclaration du réalisateur à propos du protagoniste et du choix de l’acteur Marcello Fonte :

« Il avait un visage antique, un regard doux et humain. Il sait jouer avec les yeux. J’ai vu une sorte de Buster Keaton , et je pensais que personne mieux que lui ne pouvait raconter un tel personnage, et incarner la perte de l’innocence. » 1

Cet homme, qui ne montre jamais les dents, qui ne laisse voir pratiquement aucun signe de révolte contre le sort, va être aspiré dans une spirale infernale. Comme s’il était condamné à ne plus faire qu’un avec la désolation des êtres et des choses qui l’entourent. Nulle psychologie pour saisir la trajectoire de cet « homme-chien » mais une sorte de constat à fleur de peau, le portrait sans appel d’une impasse.

Alors qu’on croyait devoir déchiffrer un récit, c’est à suivre des yeux une performance de funambule qu’on nous avait invité… Est-ce que ce vertige par procuration suffit à comprendre tous les tenants et aboutissants d’une situation sociale, politique, historique dans toutes ses infinies nuances, demanderont certains ? Probablement pas. Cependant, n’est-il pas possible de découvrir dans ce film les ressources intérieures, et presque les techniques de méditation par lesquelles des individus au fond du gouffre parviennent à conduire leur vie, par-delà le bien et le mal ? (Ce qui ne veut sûrement pas dire par-delà le bon et le mauvais, comme le déclarait un illustre dresseur d’hommes du siècle dernier.)

Sans morale pour conclure, Dogman apparaît comme une question béante et un cri d’alarme. Mais de quel cauchemar s’agit-il de se réveiller ? Regardant par la fenêtre entrouverte, je me rappelle les dernières phrases d’un procès fameux :

« Comme un chien ! dit-il, c’était comme si la honte dût lui survivre. »

Et cette phrase tourne un instant dans la pièce, s’échappe vers la rue, flotte dans l’air gris, puis s’envole au loin, vers d’adorables cieux. Adorables, parce que déchirants.

Même rédacteur·ice :

Dogman

Réalisé par Matteo Garrone

Avec Marcello Fonte , Edoardo Pesce

Italie , 2018

102 minutes