critique &
création culturelle
Fanny et Alexandre
La pensée magique

L’imagination et l’enfance sont au centre du film-somme d’Ingmar Bergman, Fanny et Alexandre , une œuvre puissante et lumineuse.

Si quelqu’un mentionne auprès de vous le cinéma d’Ingmar Bergman, il est fort probable que son nom vous évoque des images de films dramatiques, austères et intenses. Vous n’auriez pas tout à fait tort : la filmographie du maître suédois est parcourue de films déprimants, qui auront vite fait de susciter en vous une crise existentielle. Qu’il s’agisse de Scènes de la vie conjugale, son portrait dévastateur et viscéral du couple moderne, ou de Cris et chuchotements, son récit consacré à trois sœurs réunies par la maladie, ses films peuvent rarement être qualifiés de réconfortants, malgré leurs qualités évidentes.

Viens Fanny et Alexandre. Il ne s’agit pas de n’importe quel film dans son œuvre. Sorti en 1982, il est officiellement le dernier long métrage de Bergman, même si certains des téléfilms qu’il réalisera par la suite seront projetés en salle. Officieusement, il représente une sorte de testament pour le réalisateur, un film dans lequel il ressasse de nombreux thèmes qui lui sont chers, comme les relations homme-femme, la religion ou encore la cellule familiale. C’est aussi un de ses films les plus longs : la version « courte », sortie en salles, dure 188 minutes, tandis que la version longue, destinée à la télévision suédoise, dépasse les cinq heures.

Un récit d’une telle durée peut apparaître comme une perspective effrayante, surtout de la part d’un cinéaste aussi exigeant que Bergman, mais il serait regrettable de l’éviter pour ce motif. Fanny et Alexandre fait non seulement partie de ses films les plus passionnants, mais c’est également une de ses œuvres les plus optimistes, un film généreux, puissant et lumineux.

L’histoire est celle d’une grande famille de la bourgeoisie suédoise, les Ekdahl. Notre première rencontre avec eux se fait pendant les fêtes de Noël, qui sont de toute évidence synonymes de chaleureuses retrouvailles. On les qualifierait plutôt de bons vivants : ils sont passionnés d’art, comme nous l’indique leur implication dans la troupe théâtrale dirigée par le fils aîné, Oskar, et ils vivent dans l’opulence, comme en témoignent les multiples festins qu’ils consomment avec entrain. Famille dysfonctionnelle, mais aimante, les Ekdahl compte en leurs rangs de vives personnalités :  une matriarche désabusée, mais débonnaire, un frère dévoré par la haine de lui-même, de multiples époux infidèles, des enfants insolents, des serviteurs mis à toutes les confidences, et j’en passe. Ils sont souvent attachants, parfois repoussants, mais toujours profondément humains. La longueur du film offre ici un avantage à Bergman, puisqu’elle lui donne la possibilité de créer des portraits très fouillés de chacun d’entre eux. À sa manière, le cinéaste préfigure le format et la structure narrative des mini-séries anglaises d’aujourd’hui.

Alexandre, le personnage auquel le film consacre le plus d’attention, a parfaitement sa place dans cet environnement. Autoportrait en creux de Bergman enfant, ce garçon chétif d’une dizaine d’années au goût prononcé pour la lanterne magique et l’invention d’histoires vit avec une mère attentionnée, un père compréhensif et une petite sœur complice (la Fanny du titre) dans une quiétude confortable.

Celle-ci prend malheureusement fin lorsque son père s’effondre en pleine répétition d ’Hamlet . Le bonheur familial fait place à un insupportable deuil, puis à la peur quand la mère d’Alexandre élit comme nouveau mari (et père de substitution pour ses enfants) un évêque austère, Edvard Vergerus. Les paroles de ce dernier évoquent l’amour de Dieu, mais sont imprégnées d’un sévère jugement, et chacun de ses gestes bienveillants cache une menace. Considérant qu’une vie de dépouillement est la seule rédemption possible face au divin, il force sa nouvelle femme et ses enfants à quitter leurs vies nanties pour son ascétique et, somme toute, déprimante demeure.

Il n’est pas difficile de voir que Bergman, fils d’un strict prêtre luthérien, évoque là sa relation avec son père. Vergerus est l’incarnation d’un grand nombre d’anxiétés religieuses de Bergman : figure autoritaire qui utilise les « vérités » de la Bible comme une arme pour faire souffrir ses proches, c’est un personnage d’autant plus effrayant qu’il n’est pas un hypocrite, mais un homme fermement convaincu par ses principes.

Au caractère oppressif de cet homme du clergé, Bergman oppose l’imagination de l’enfance. L’évêque n’a aucune tolérance pour les nombreux boniments d’Alexandre, qu’ils soient blessants pour sa personne, ou anodins et charmants, et le jeune garçon pratique les deux. C’est une manière pour lui de résister à la dictature de la « vérité » de son beau-père, et d’entretenir la mémoire de son défunt père. L’ironie de la chose est qu’il ne ment qu’à moitié, puisqu’il est témoin de plusieurs occurrences surnaturelles dont on ne sait si elles sont réelles ou si elles appartiennent à son imagination d’enfant.

C’est au surnaturel aussi que les personnages doivent la résolution heureuse de leur histoire, mais dans une forme beaucoup moins ambiguë. Se débarrassant de manière inattendue des contraintes du réalisme rationnel, Bergman change le cours de son récit avec un impossible mais forcément vrai tour de magie. Dès lors que le film touche clairement au domaine du fantastique, tout prend une forme différente, y compris l’imaginaire et les mensonges de ses personnages. On entre dans le territoire de l’enfance, où tout semble possible : une vieille chaise en bois peut avoir trois mille ans, les fantômes peuvent exister, et souhaiter quelque chose avec force et volonté, par « pensée magique », peut suffire à faire que ce désir s’exauce.

Il y a quelque chose de particulièrement audacieux dans ce virage surnaturel, même venant de l’auteur du Septième Sceau et de Persona . Il l’avoue lui-même, c’est une indulgence de cinéaste âgé : « Il suffit que je l’affirme et c’est ainsi. C’est le privilège d’être un vieux un metteur en scène expérimenté ! » Avec Fanny et Alexandre , il s’autorise certaines choses qu’il ne se serait pas permises par le passé : utiliser le fantastique comme un raccourci narratif, mais aussi amener un peu d’optimisme dans sa sombre vision de la vie.

Tout n’est cependant pas joyeux dans la conclusion du film. Certains personnages continuent d’être malheureux, le bonheur d’autres est de toute évidence temporaire, et les effets de la violence physique et psychologique de l’évêque sur l’esprit d’Alexandre ne sont pas prêts de disparaître. Mais à travers les ténèbres, Bergman se permet d’envisager quelques lumières, et de célébrer, le temps d’un film sincère et rigoureux, la puissance des liens familiaux et la force de l’imaginaire d’un enfant.

Même rédacteur·ice :

Fanny et Alexandre

Réalisé par Ingmar Bergman
Avec Pernilla Allwin , Bertil Guve
Suède , 1982
188 minutes