critique &
création culturelle
Le cinéma reclus (1)
La double menace de l’isolement

Pour commencer ce dossier cinématographique inspiré par le confinement, voici une sélection de quatre films regroupés autour d'une même thématique : un monstre physique ou viral exerce une menace pour la survie d'un groupe isolé.

- Alien (1979, Ridley Scott)

En plein voyage de retour vers la planète Terre, le Nostromo et son équipage doivent faire une halte imprévue pour porter secours à un autre vaisseau en détresse. Alors qu'ils investiguent pour découvrir l'origine du signal, les scientifiques rencontrent une forme de vie jamais vue jusqu'alors. L'organisme vivant embarque sur le vaisseau et se révèle bien plus hostile qu'il ne semblait déjà l'être.

Plutôt que de proposer une énième analyse de la quadrilogie Alien , seul le premier opus sera traité ici. Premièrement, car il pose les bases de l'ensemble des films qui vont lui faire suite et deuxièmement, pour les répercussions qu' Alien a pu (et peut toujours) avoir en termes d'influence  (nous le verrons déjà avec The Thing , qui n'est pourtant sorti que trois ans plus tard).  Comme expliqué dans l' article consacré à Open Culture et son focus sur Driller Killer d'Abel Ferrara , le courant horrifique prend une ampleur considérable dans les 70's. Marqué par Tobe Hooper et sa Tronçonneuse en 1974, Ridley Scott désire réaliser son deuxième long métrage sur base d’un concept simple : allier horreur et science-fiction. Il va réaliser un film largement devenu culte depuis lors, avec sa fascinante créature : le xénomorphe. Même si l'horreur est bien évidemment représentée à l'écran, Scott fait d'abord le choix de jouer sur le sous-entendu. Moins le monstre est vu, plus il effraie. Le cinéaste s'inspire d'un des grands codes horrifiques institués par Jacques Tourneur dans La Féline en 1942 et laisse sa créature tapie dans l'ombre pour la faire apparaître au dernier moment. On est bien loin des Jump Scares dont sont remplis la majorité des productions horrifiques de la dernière décennie (les productions Blumhouse avec The Conjuring en tête). La première agression de Kane repose sur ce procédé avec une scène montrant la créature lui sauter au casque, raccordée avec un plan de travelling arrière sur l'étendue du vaisseau de la bestiole. Ce mécanisme incite le spectateur à imaginer la suite de l'action et attise sa curiosité, tout en renforçant le sentiment de solitude immense dégagé par l'exil spatial des scientifiques. Bien malgré nous, Scott nous prend au piège en même temps que son personnage. Il va user de ce procédé à d'autres reprises (lors de la mort de Brett, par exemple) et utilise en prime la caméra subjective pour définitivement immerger le spectateur. Lorsque le même Brett cherche un malicieux félin qui détraque le détecteur, lorsque Ripley court dans les couloirs, Scott représente la vision directe des personnages avec ses prises de vue.

Ce qui nous intéresse ensuite, c'est de suivre l'évolution de l'équipage qui introduit l'organisme étranger directement au sein de la communauté, isolée dans un vaisseau spatial. Une discussion entre le mythique personnage incarné par Sigourney Weaver, le lieutenant Ripley, et le capitaine Dallas (Tom Skerritt) éveille directement les soupçons. En dévoilant l'un et l'autre leur méfiance envers le nouvel officier scientifique Ash (Ian Holm), ils exposent explicitement  leur méfiance vis à vis de tout le monde. Le doute s'installe mais le réveil de Kane plonge le groupe dans une euphorie passagère. Bien installé sur le vaisseau, l’ Alien n'a pas l'intention de laisser ses hôtes en paix. Que du contraire. Et il va exploiter tous les recoins les plus sombres de cet espace clos, garni en couloirs et autres conduits de tuyauterie. Ridley Scott parvient à découper intelligemment l'immensité de l'espace mis à sa disposition pour dégager un sentiment de claustrophobie, boosté bien entendu par la présence de la créature à bord.

- The Thing (1982, John Carpenter)

Hiver 1982 en Antarctique. Un chien se fait poursuivre par un hélicoptère norvégien sur la banquise . Échappant au tir, l'animal trouve refuge dans une base de recherche scientifique établie en mission. Les membres de l'équipe vont peu à peu comprendre qu'ils ont fait entrer un organisme viral, capable de dupliquer n'importe quelle autre forme de vie. Le groupe sait qu'il va devoir rapidement l’exterminer pour ne pas qu'il s'étende à l'humanité entière. La Chose peut être partout, en chaque être, à tout instant.

Après les succès consécutifs de Halloween (1978), The Fog (1980) et New York 1997 (1981), John Carpenter s'attaque au remake de The thing from another world , coréalisé par Howard Hawks et Christian Nyby en 1951. Mais malgré la réputation que le maître de l'horreur a déjà acquise à l'époque, John Carpenter va étonnement connaître un échec cuisant. Sorti trois ans après Alien et surtout quelques semaines après E.T. L'extraterrestre de Steven Spielberg, The Thing paie le prix de ses fulgurances gores. C'est trop pour le public et la critique. Il faut reconnaître que si Ridley Scott jouait dans un premier temps sur la suggestion pour imposer une horreur de plus en plus visible, Carpenter choisit de balancer la dose d’hémoglobine proportionnelle aux méfaits de sa chose. Son film est paradoxalement salué aujourd’hui pour l’inventivité de ses trucages et ressorts sanglants. Carpenter adopte une posture plus radicale que Scott mais s'inspire largement de son schéma narratif ( P our l'anecdote, en parlant de scénario, le coscénariste d' Alien , Dan O'Bannon, a travaillé avec John Carpenter sur Dark Star en 1974) et de ses codes visuels et thématiques (l'utilisation d'un ordinateur pour obtenir des réponses, la colonisation physique de la créature, l'utilisation du feu pour la combattre, la découverte du vaisseau extraterrestre (Carpenter en profite pour placer un subtil hommage au 2001 de Kubrick)...)

La chose s'attaque d'abord à des chiens mais se trouve rapidement attirée par un organisme vivant nettement plus attrayant : l'homme. Elle devient donc une menace invisible et pourtant palpable puisque représentée sous les formes d'un visage familier. C'est précisément sur ce point que Carpenter insiste en montrant la méfiance qui s'installe entre les personnages. Une séquence illustrant cet état de doute extrême a d'ailleurs eu une grande influence dans la culture populaire (Scène entre autre parodiée dans la série South Park , Les Poux , saison 11, ép. 3) : la scène du test sanguin menée par John MacReady (Kurt Russell, qui poursuit le cycle d'une collaboration entamée avec Carpenter pour New York 1997 ) . C'est intéressant de noter que la suspicion entre les personnages semble primer sur leur peur de la créature. Il suffit de constater le calme presque olympien qu’ils retrouvent instantanément après avoir vus leurs deux équipiers se faire joliment trucider.

- The Mist (2008, Frank Darabont)

À la suite d'un violent orage, une brume épaisse s'empare progressivement de la ville de Bridgton. Tandis que les habitants font leurs courses au supermarché, des voitures de police déboulent à toute vitesse dans les rues, sirènes hurlantes. Un homme fait irruption dans le magasin en prévenant du danger qui rôde dans la brume, convaincant l'ensemble de rester cloîtré au sein du bâtiment.

Cette adaptation de Stephen King rend clairement hommage à The Fog de John Carpenter (tiens, tiens, tiens). Bien que le film repose sur un jeu d'acteurs approximatif (l'acteur principal, Thomas Jane, force par exemple constamment le trait de son personnage, David Drayton) et une fin  peu subtile (les militaires pourraient être suggérés), il propose néanmoins de nombreuses facettes nettement plus jouissives. L'aspect confinement n'est ici pas à chercher bien loin étant donné l'intrigue pour le moins rudimentaire. On assiste assez rapidement à la mort d'un des personnages, emporté par de mystérieuses tentacules venues du brouillard. Ceci va évidemment décupler le sentiment de peur et de panique qui habitait déjà les occupants. Et c'est l'occasion pour Darabont de torpiller les piliers de l’Amérique : la religion, l'armée et surtout une forme d'héroïsme outrancier.

Face à la menace qui rôde, un groupe guidé par Drayton tente une expédition pour trouver son origine. La bande fait alors la découverte d'un militaire qui endosse la responsabilité de la catastrophe. Le réalisateur historique de The Walking Dead choisit de montrer clairement les atrocités dont sont capables les créatures issues de la brume, dans l'optique de marquer le spectateur autant que ses personnages. Car à la suite de cet événement, les choses s'emballent pour la communauté recluse et les divergences deviennent irréversibles.

- It comes at night (2017, Trey Edward Shults)

Une famille vit isolée chez elle pour se protéger d'un virus qui a contaminé l'ensemble de la planète. Une nuit, un homme s'introduit chez eux clamant chercher des vivres pour sa femme et son enfant. Après quelques hésitations liées au risque de contamination, les deux familles finissent par vivre ensemble.

La ressemblance entre le phénomène que nous vivons actuellement et le scénario d' It comes at night saute aux yeux. Bien que notre condition ne soit pas aussi extrême que dans l'univers développé par Trey Shults, il en ressort que l'isolement total soit la seule solution envisagée par Paul (le très bon Joel Edgerton) pour sauver sa famille. Il faut voir le doute qui l'habite lorsque sa femme tente de le convaincre d'aider la famille de Will (Christopher Abbott), désespérée et démunie. Il faut aussi voir la dureté avec laquelle il impose ses règles, signe d'une confiance qu'il n'accordera jamais à ses nouveaux occupants. Shults filme quelquefois l'extérieur mais se focalise surtout sur l'intérieur de la maison et choisit de ne jamais montrer le mal qui rôde. En jouant sur l'invisibilité de l'horreur (les signes de contamination n'en restent pas moins nets), le cinéaste s'attarde sur les gestes, les expressions, les attitudes de ses personnages qui renforcent le sentiment d'anxiété. Les seules atrocités visibles sont commises par l'homme, confirmant le point de vue du réalisateur.

Même si son film manque parfois de rythme, Shults va au bout de sa logique et montre comment l'ordre préalablement établi au sein de la demeure éclate totalement avec l'intrusion de la famille étrangère. La parole du père ne trouve plus le même écho auprès des siens, engendrant dès lors une dégradation évidente de leur union. Il suffira d'une porte ouverte et d'un chien contaminé pour allumer le feu au poudre, en éveillant la part de monstruosité humaine. En situation de panique, l'homme démontre qu'il a toujours la capacité de s'adapter et de réagir. Mais jusque dans quelle mesure ? Et de qui finit-il par se méfier le plus : ses pairs ou l'inconnu ?

Un ennemi commun

Que la menace soit clairement identifiée ou non, le schéma reste le même : les solutions trouvées pour résoudre le conflit vont totalement faire éclater la cohésion qui régnait au sein de groupe. L'équipe scientifique de The Thing , les habitants illuminés de The Mist ou la sphère familiale de It comes at night : chaque communauté révèle les propres limites de son pragmatisme. La confiance se perd, la tension monte, la suspicion s’installe et décuple le sentiment de peur engendré par les films. La menace devient double, car elle s'incarne en une présence externe (la confrontation à une force obscure) mais également interne (chacun peut à tout moment commettre l’irréparable). On constate donc que les événements qui renforcent le climat anxiogène des films relèvent autant des monstres poursuiveurs que des personnages poursuivis. Ces films ne démontrent pas tant la puissance exterminatrice d'une forme de vie étrangère que le côté faillible de l'être humain. Dans It comes at night et The Mist , les protagonistes principaux condamnent leur famille en suivant une logique aux confins de la rationalité (les doutes sont bien fondés) et de l'irrationnel (chacun lutte pour la survie des siens). L'exemple le plus frappant réside en la découverte d'un robot faisant partie de l'équipage dans Alien . Les têtes pensantes de la mission ( La Compagnie ) ont anticipé le fait qu'un homme, avec sa conscience morale, aurait finit par désobéir aux ordres et contrecarrer le rapatriement de la créature. Les doutes de Ripley envers Ash s'avèrent bien fondés, exposant alors l'étendue du mensonge sur lequel repose la mission. La volonté de contrôle du monstre fait ressortir la noirceur de l'âme humaine, l'ampleur de son pouvoir manipulateur.

Chaque final reste justement ouvert et ce n'est pas un hasard. Le doute et l’incertitude persistent malgré l’extermination apparente de la menace. Dans Alien , le xénomorphe semble bien vaincu par le lieutenant Ripley, sans pour autant apporter plus de certitudes. Le film se termine immédiatement après la destruction du monstre, laissant le spectateur songeur. Ripley a peut-être délogé la créature de la navette, mais a-t-elle pour autant réussi à détruire ses gênes  ? Les suites répondent à la question. The Thing reproduit le même schéma en poussant le raisonnement encore plus loin. Après avoir fait exploser l'ensemble de la station polaire, MacReady s'allonge par terre et est rejoint par Childs (Keith David). En filmant cette retrouvaille inattendue, Carpenter laisse le doute planer. Et si la chose était l'un d'eux ? (Luc Lagier et Jean-Baptiste Thoret s'interrogent à ce sujet dans Mythes et Masques : Les fantômes de John Carpenter , Paris, Ed. Dreamland, 1998, p. 263.)

The Mist et It comes at night creusent la réflexion en insistant sur les répercussions des décisions prises par les deux personnages principaux. Comment un père protecteur en vient-il à tuer froidement un enfant ? Les monstres ne sont finalement peut-être pas ceux que l'on pensait être. Les réalisateurs se cachent toutefois bien de donner une morale à leur film mais incitent intelligemment le spectateur à se questionner sur la posture adoptée par les présupposés héros providentiels des récits. En cherchant à se protéger de tous, les personnages finissent par tout perdre.

Les monstres disparaissent

Nous avons vu que lorsque qu'un groupe isolé doit faire face à un monstre physique ou viral, ça part vite en vrille. Mais qu'en est-il lorsque les personnages sont poursuivis par un tueur bien réel ou se trouvent tout simplement reclus dans une baraque flippante ? Sur base d’une autre sélection de films, nous allons envisager deux axes de réflexion pour alimenter ce dossier dans les semaines à venir : l'impact de l'environnement sur un groupe isolé, et la violence graphique qui découle de l'enfermement de personnes traquées.