La Ruche
Avec la Ruche , Christophe Hermans met en lumière les affres de la bipolarité du point de vue des proches du malade, à hauteur d’enfants, et en explore l’appréhension en sororité. Un premier long-métrage de fiction très autobiographique, tout en sensibilité et en luminosité.
Dans la Ruche , le premier long-métrage de Christophe Hermans, la luminosité provient notamment des actrices (toutes les quatre magnifiques), parmi lesquelles Sophie Breyer, rencontrée à la terrasse d’un café, et qui a apporté les éclaircissements nécessaires à la rédaction de cet article.
Or. Donc.
Un appartement avec des portes. Beaucoup de portes. Presque toujours ouvertes. Pour éventer la moindre aspiration d’intimité. Un appartement qu’on situerait volontiers à Paris, dans les grands drames bourgeois-bohèmes sauce ’90, mais créé de toute pièce à Liège, la ville de Christophe Hermans (ou presque) et Sophie Breyer, respectivement réalisateur et actrice du film La Ruche . Dans l’appartement, trois sœurs et leur mère. Trois façons d’appréhender une maternité défaillante, une figure parentale échouée, une femme « sous affluence1 ». De ses sentiments. De sa souffrance.
« Parfois, elle est fragile », explique Marion (Sophie Breyer), de sa voix à demi cassée aux policiers qui ont arrêté sa mère (Ludivine Sagnier) hystérique à l’aéroport alors qu’elle tente de partir au Mexique avec sa benjamine, Louise (Bonnie Duvauchelle). « Elle n’est pas fragile, Marion. Elle est malade ! », tonne le père (Tom Vermeir), appelé par les services aéroportuaires pour récupérer sa gamine. La maladie pointée du doigt avec exaspération, c’est la bipolarité, anciennement maniaco-dépression. Si lourde à porter pour celui ou celle qui en souffre mais aussi pour son entourage.
C’est ce que Christophe Hermans a eu à cœur de montrer, en distillant ses souvenirs d’enfant, dans son premier long-métrage, film choral au féminin, adapté du roman éponyme d’Arthur Loustalot. Un projet qu’il a maturé longtemps avant de trouver la forme idoine pour traiter de ce sujet complexe. L’écriture a mis plusieurs années, Sophie Breyer peut en témoigner, elle qui depuis 2015 sait que le réalisateur fomente ce projet auquel il compte l’associer. L’actrice belge a pu suivre l’écriture du film pas à pas, d’abord assurée par Christophe Hermans seul, avant qu’il ne s’adjoigne les services de sa co-scénariste, Noëmie Nicolas.
Ce suivi au plus près de la création explique sans doute que Sophie Breyer ait su s’imprégner magistralement de son personnage, de sa centralité dans l’équilibre fragile de la famille, de cette destinée de sacrifiée qui encombre bien souvent les aînées de fratrie. Une prestation saluée par plusieurs prix d’interprétation (dont le Prix Rising Star du Festival International du film de Rome, et le Prix d’interprétation du Festival International du Film de Mons), qui porte indiscutablement (ne lui en déplaise) le film, même si les trois autres comédiennes, Ludivine Sagnier, Bonnie Duvauchelle (sa fille) et Mara Taquin, sont absolument impeccables.
Marion endosse toute la responsabilité de soutenir une mère défaillante, incapable de gérer l’afflux de sentiments exacerbés dû à sa bipolarité. On devine une infinie tendresse pour ses trois filles, une fierté. Mais aussi une détresse jamais loin qui, lorsqu’elle s’abat sur Alice, la dévaste et emporte tout sur son passage, forçant de nouveaux séjours en hôpital psychiatrique, laissant dans cet appartement étouffant ses trois filles bien forcées de se débrouiller toutes seules. L’aînée, Marion, fait alors office de capitaine, vouant son existence au maintien du radeau à flots. La cadette, Claire, est quant à elle dans la révolte, dans l’opposition frontale à sa mère, dans la fuite face à cet étouffement dont elle se fait si bien l’écho. La benjamine, Louise, se voit forcée de sortir de l’enfance, de grandir plus vite qu’il ne le faudrait.
Pour contextualiser l’oppression constante des trois sœurs face à la maladie de leur mère, Christophe Hermans a fait redécorer un immeuble liégeois en appartement type haussmannien cheap : long couloir, hauts plafonds, plantes omniprésentes, pièces enclavées, portes attenantes, lits indifféremment squattés par la mélancolie. Un huis clos à la fois solaire (il y a aussi des scènes de joie et de tendresse, et puis des plantes donc) et irrespirable, dont seules quelques scènes d’extérieur avec Marion viennent tempérer la sobriété. Sophie Breyer ne cache pas son contentement d’avoir pu tourner ces scènes d’extérieur, parfois même improvisées sur l’impulsion du réalisateur.
L’improvisation a ainsi dicté le défilé d’Alice, ou encore la capoeira sur le toit, le service en salle dans le restaurant ; mais plus subtilement, le réalisateur a su se servir de l’exercice en préparation du tournage, en permettant à Sophie Breyer de faire sortir sa haine de sa mère face à Ludivine Sagnier, de sortir tout ce que la situation lui inspirait de dégoût, d’injustice, de tristesse, lui permettant de crier en amont du tournage, sachant qu’après elle ne pourrait plus. La force de l’interprétation de Sophie Breyer tient en effet, comme d’autres de ses rôles précédents, à cette faculté d’intérioriser visiblement des sentiments forts en incarnant organiquement des personnages mutiques (un peu dans la veine des moues d’Adèle Haenel).
Les non-dits balisent le film, l’ancrent dans l’insurmontable mur que constitue la bipolarité d’un parent pour ses enfants. Si la caméra suit surtout Marion dans sa gestion de la maladie de sa mère et du cocon familial, le film laisse une place déterminante à ses sœurs. Et à Alice également, magnifiquement incarnée par Ludivine Sagnier. Une Alice en perdition solaire donnant magistralement corps à l’impossibilité d’être mère et d’être malade.
On pense évidemment aux Intranquilles de Joachim Lafosse , même si ce dernier auscultait surtout les dégâts de la bipolarité au sein du couple. Sans doute avec autant de justesse et de pudeur. Sans doute parce qu’à l’instar de Christophe Hermans, Joachim Lafosse a vécu avec un parent bipolaire et a décidé d’en faire œuvre créative et informative.
À raison.