critique &
création culturelle
Le faux documentaire (1)
D’une voix de faussaire

Il y en a tant, de ces films qui contrefont, singent, pastichent et se donnent des airs de documentaires, pour proposer en définitive un contenu largement fictionnel. On les rencontre au cinéma, à la télévision, sur le net. Ils semblent prendre un malin plaisir à semer le trouble, avec le pouvoir d’étonner, d’effrayer, de berner et d’amuser un spectateur tantôt complice, tantôt victime.

Lire les autres articles de ce cycle :
M comme Mocking
Même pas peur
Ceci n’est pas une fiction

Le documentaire arrive sur Karoo cinéma. Entre le Week-End du doc et le festival Filmer à tout prix, Benjamin Leruitte nous parlera du faux documentaire, ce genre ambivalent que les cinéastes explorent de plus en plus. Rendez-vous chaque mercredi de novembre pour découvrir avec nous ses multiples facettes.

Aussi bien documenteur que documoqueur, cette forme que nous appellerons faux documentaire se singularise en tant que genre en manipulant, détournant et parodiant l’ensemble des codes de mise en scène et de narration associés au documentaire cinématographique. En bref, on nous ment ! Ce n’est pas nouveau. Mais l’intérêt est ici de comprendre pourquoi on nous ment. Le faux documentaire fait le pari de nous manipuler pour montrer la facilité qu’il y à mystifier le spectateur avec un discours réaliste, mais construit . Une contrefaçon éducative, en somme ; en voilà une bonne idée.

D’autant plus que nous ne parlons pas de n’importe quels menteurs : Woody Allen, Peter Jackson, Werner Herzog, Peter Watkins sont autant de mystificateurs ayant créé quelques minutes de déstabilisation salutaire. Mais qui sont ces films, et comment nous bernent-ils ?

Facking it
Lors d’une soirée d’avril 2004, Arte propose à son public Opération Lune, de William Karel. Grâce à une véritable démarche d’investigation, étayée par des archives d’époque et des interviews d’experts, le film jette un discrédit plausible sur un des événements les plus marquants du XX e siècle : les premier pas de l’homme sur la Lune. Le documentaire fonctionne avec le même langage que le cinéma ; nous parlons alors de codes. Le recours à l’interview, aux images d’archives et au commentaire en voix off sont autant d’arguments d’autorité qui, mis en scène, sont associés aux codes du documentaire traditionnel , et ceux-ci sont historiquement intériorisés par le spectateur. Grâce à ce phénomène, nous pouvons situer le récit et lui donner le statut d’un discours ancré dans la réalité. À la vision d’ Opération Lune , les réactions du public ne se firent pas attendre. Encore tangibles aujourd’hui, elles se polarisèrent entre deux positions distinctes : les partisans de la théorie du complot d’une part, les relativistes de l’autre. Cependant, le discours qui précédait la retransmission était clair : il s’agissait d’un canular télévisé élaboré en 2002, dont le but avoué était d’éveiller le spectateur au pouvoir des images et de leurs manipulations possibles . La révélation indéniable de la supercherie ne suffit pas à apaiser l’embrasement des réactions situées aux deux extrêmes, outrepassant les réalités manifestes d’un reportage fantoche, conçu justement pour susciter une prise de conscience émancipatoire.

Des années plus tôt, en 1983, était sorti Zelig , dans lequel Woody Allen endossait le rôle du personnage fictif de Leonard Zelig. Leonard est un homme étrange, capable de changer d’apparence en fonction de son environnement. Son histoire, située à l’orée des années 1930, est présentée sous la forme d’une biographie. Woody Allen sonde ainsi un morceau de l’histoire américaine. La construction de Zelig met en exergue plusieurs codes narratifs et cinématographiques du documentaire en les poussant à leur paroxysme. On y retrouve le jeu de gros plans progressifs sur scènes fixes, une austère fixité des plans d’interview, une voix off faisant argument d’autorité, etc. Le film pastiche insolemment les formes traditionnelles du genre et souligne leurs travers, en multipliant les effets de réel, avec le regard amusé et empreint de légèreté coutumier à Woody Allen.

Une image du réel
Revenons brièvement sur un débat séculaire, et soyons d’ores et déjà clairs : le réel au cinéma n’existe pas. La réalité est un des horizons mythiques du médium cinématographique . D’ailleurs, les auteurs de référence qui traitent cette notion sont globalement d’accord (chose rare !). L’histoire du documentaire nous montre que depuis ses débuts, ce dernier s’inspire de la fiction. Une représentation filmique du réel se sert du fictif, elle est donc une construction, alimentée par une inévitable subjectivité. Ainsi, le réel ne peut être saisi, et le cinéma le reconstruit à sa manière. Il n’y a donc pas de frontières entre lui et la fiction dans une œuvre filmée, mais bien une rencontre . Il faut attendre les premiers jalons identifiés dans les années 1960 pour voir cette rencontre pensée par les réalisateurs et explicitement utilisée comme élément scénaristique principal.

Pensons à The David Holzman’s Diary (1967), autobiographie fictive construite autour du personnage de David Holzman. Si ce film se présente comme un authentique témoignage, la limpidité du home movie solitaire est sérieusement contredite, car il est en fait réalisé par un certain James McBride et interprété par Kit Carson et Eileen Dietz dans les rôles principaux. Le personnage de David n’a quant à lui jamais existé. Ce n’est qu’au moment du générique final que les spectateurs attentifs peuvent se rendre compte qu’ils ont bel et bien été dupés . Ce film possède une vertu, car il semble opérer un judicieux retournement afin d’analyser d’un œil acerbe et critique le projet même du genre documentaire. Il remet en cause sa capacité à rendre compte du réel de façon impartiale et transparente . Le faux documentaire fait ressortir la mise en scène et le façonnage de la réalité, inhérents à toute représentation médiatique du monde, qu’il s’agisse d’une histoire inventée ou d’une histoire rapportée. Ainsi, sa nature ambivalente de fiction réaliste souligne la dimension subjective de tout documentaire. Son projet est donc d’être perçu comme une supercherie . La mystification s’éloigne du mensonge par son désir d’être dévoilée.

De cette manière, le faux documentaire cherche à construire une relation particulière entre le discours « vrai » et son public afin d’en souligner les failles et les prétentions. Plus particulièrement, il œuvre à montrer au spectateur comment les codes, intériorisés par la plupart d’entre nous, guident notre réception du discours auquel nous sommes soumis .

Finalement, il possède un potentiel subversif. À l’instant où il imite les codes du documentaire dans un discours fictionnel, le film invite le spectateur à établir un parallèle critique entre ces deux modalités du discours.

Mais aujourd’hui, la forme explose et se décline en une variété de films aux finalités inconstantes. Si l’on embrasse une plus large filmographie relevant du genre, nous naviguons en eaux troubles. C’est pourquoi, cher lecteur, nous allons tenter de naviguer de concert en vers cet autre documentaire, l’œil à l’affût. Et surtout, en évitant de tomber dans le panneau.

Même rédacteur·ice :