Le Ministre des Poubelles
l’artiste glaneur de Kinshasa
26 juin 2017 par Anita Detières dans Cinéma | temps de lecture: 8 minutes
Le Ministre des Poubelles nous emmène à Kinshasa à la rencontre d’un artiste qui transforme les déchets en œuvres d’art, supports à la réflexion politique et à l’évasion dans une société toujours instable.
L’homme moderne jette tout. Notre XXIe siècle naissant est caractérisé par le rejet. Est-ce que tout ce qu’on jette est vraiment jetable ?
L’artiste kinois Emmanuel Botalatala a fait de cette réflexion son inspiration artistique et sa raison d’exister. Chaque déchet collecté, et dieu sait ce que Kinshasa en compte, qui passe dans les mains de cet homme de soixante-quatre ans va compléter l’un de ses tableaux. Outre leur dimension artistique, les œuvres d’Emmanuel Botalatala, qui s’est lui-même baptisé le ministre des poubelles, ont pour ambition d’interpeller ses concitoyens sur des enjeux comme la corruption politique, l’exploitation des ressources du pays par les anciennes puissances coloniales ou encore la question environnementale. Le journaliste et documentariste belge Quentin Noirfalisse, fin connaisseur de la République démocratique du Congo, a suivi durant un mois cet artiste aussi créatif que tourmenté au cœur de son QG, un quartier populaire de Kinshasa. Le Ministre des Poubelles dresse le portrait de cet artiste et éveilleur de conscience, et en creux, celui d’une ville qui, empêtrée dans l’instabilité politique, rit et survit.

C’est un personnage singulier ce ministre des poubelles. Comment avez-vous croisé sa route ?
Quentin Noirfalisse : J’ai travaillé pour un journal indépendant dans l’est du Congo en 2012. On s’interrogeait beaucoup sur l’art et la culture dans les tentatives de construction démocratique du pays. En revenant, j’ai réalisé que je ne connaissais pas beaucoup les arts congolais. Je me suis donc renseigné et mes recherches sur internet m’ont conduit à un tableau d’Emmanuel Botalatala. J’ai été un peu scotché car c’était très différent ce que j’avais pu voir en matière d’art congolais jusque-là. Je l’ai contacté : quatre ou cinq mois après, il m’a répondu et il m’a proposé d’aller à Kinshasa pour le rencontrer directement, ce que j’ai fait.
Comment est né ce projet de film ?
Q.N. : J’avais le pressentiment qu’il y avait quelque chose d’intéressant à tourner, mais je me disais aussi que je pouvais en faire un article. On s’est dit en tout cas, à l’époque, avec ma petite maison de production (Dancing Dog Productions) que si on allait à Kinshasa, autant y aller directement avec du matériel. Je suis parti un mois tout seul et mes amis cameraman et preneur de son m’ont rejoint ensuite pour tourner les premières images.
Le ministre des poubelles, nom que l’artiste s’est donné lui-même, résume en fait son art, entre préoccupation environnementale et politique.
Q.N. : D’abord, il faut expliquer en deux mots le parcours d’Emmanuel. Il est né dans un village à 200 km de Kisangani au fin fond de la forêt tropicale. Son papa a travaillé une partie de sa vie dans une plantation Unilever d’huile de palme. Emmanuel a été atteint par la polyo quand il était jeune, à l’époque où il n’y avait pas encore de vaccin. Il a ensuite fait des études à Kinshasa et puis s’est retrouvé au chômage. Pour s’occuper, il s’amuse à décorer son appartement avec des objets qu’il trouvait dans la rue. Petit à petit, il a transformé cette activité de loisirs en un art de la récupération où chaque objet prend une forme d’expression. Il réalise ses compositions sur des panneaux contreplaqués. Son art est devenu de plus en plus politique avec les années : il a commencé à embrasser des thèmes importants pour le Congo. Quant à son surnom, c’est un choix assez ironique quand on sait qu’on appelle Kinshasa « Kin Poubelle » en référence à « Kin la Belle », appellation qu’on lui donnait à l’époque du Zaïre. Kinshasa, ville de 12 millions d’habitants, génère 10 000 tonnes de déchets par jour. Elle n’a pas d’infrastructure sanitaire pour gérer ses déchets, ce qui crée un problème esthétique mais aussi sanitaire.
Pouvez-vous nous en dire plus sur cette dimension politique du travail d’Emmanuel Botalatala ?
Q.N. : Il a développé tout un discours autour de ses œuvres, ce qu’on a essayé de montrer dans le film. Son objectif est que les Kinois, prioritairement, profitent de ce travail qu’il considère comme un travail « historique », parce qu’il traite des enjeux récents et moins récents que sont la question de l’accaparement des ressources, les droits de l’homme ou le respect de la forêt tropicale congolaise. Mais il n’y a pas suffisamment de structures pour pouvoir exposer. Surtout dans les quartiers populaires, la « Cité » où vit Emmanuel, immense partie de la ville où il lui est impossible d’exposer et d’écouler ses œuvres. L’exposition, il la fait donc en rue ou dans sa passerelle.

Il y a aussi un aspect presque didactique à son travail.
Q.N. : Il y a quelques années d’ailleurs, ses travaux étaient encore dans les écoles. À défaut d’école aujourd’hui, son rêve est d’ouvrir son propre centre culturel, à destination des générations futures, et c’est un parcours du combattant dont on ne voit que les prémices. Cela nous montre à quel point mettre en place quelque chose d’officiel est une tâche compliquée à Kinshasa.
En creux du portrait de l’artiste se dessine aussi la dure condition de vie des Kinois.
Q.N. : Au début, on était parti sur une forme de portrait biographique, puis la forme a évolué. Notamment la décision de ne pas mettre de voix off. On a découvert tout l’entourage d’Emmanuel Botalatala. Pour moi, la parcelle où vit et crée le ministre des poubelles est le reflet de ce qui passe à l’extérieur : problèmes pour payer l’école, naissances pas spécialement prévues issues de relations non protégées… On a voulu intégrer cette dimension dans le film, pour montrer que la vie est dure à Kinshasa, mais qu’elle est aussi passionnante. Finalement, dans cette ville, on a l’impression d’une tentative de survie quotidienne. C’est la débrouille, mais on voit aussi que l’artiste apporte à ses apprentis une tentative d’évasion. Le but n’est pas de savoir s’ils vont réussir ou pas, mais bien de voir comment ils conçoivent le quotidien au jour le jour.
Il y a Emmanuel mais aussi Marguerite, l’épouse qui gère les finances.
Q.N. : Oui, ça n’a d’ailleurs pas été facile de la filmer. Elle a sacrifié beaucoup de choses. Elle a aussi un rapport fort à son mari. Elle n’hésite pas à lui dire qu’il est temps de vendre. Elle est pragmatique. La dimension religieuse – le kibangisme, un dérivé du christianisme qui compte 10 % de fidèles au Congo – est aussi très importante chez elle.
Le ministre des poubelles est un personnage optimiste, mais le film revêt aussi une dimension mélancolique, renforcée par la musique. Vous partagez ce point de vue ?
Q.N. : Quand je vais à Kinshasa, ville que j’adore, je me dis effectivement qu’il y a un problème et que même si j’avais une forme d’emprise sur les choses, je ne saurais pas par où commencer pour le résoudre. Kinshasa a un côté exubérant, mais aussi une face plus calme, sombre, triste. Il y a, dans cette ville, une expérience de la faim, de la guerre, de l’instabilité politique et d’une forme d’incurie de beaucoup de niveaux de pouvoir… Ce qui ne prête pas à rire. La musique a été composée par Pierre Monongi Mopia et Daniel Didan Dibwidi. Il n’a pas été possible de faire composer la musique à Kinshasa. J’ai donné carte blanche aux deux musiciens et leur ressenti a été une forme de mélancolie qu’on retrouve dans la rumba, qui alterne des moments de hauteur et des moments de tristesse, à l’image des moments de tension présents dans le film et des difficultés de certains personnages.
Emmanuel veut « laisser une pensée, plus qu’une œuvre », dit-il à la fin du film. Et vous, que désirez-vous transmettre avec ce documentaire ?
Q.N. : J’avais envie de faire un travail ou un documentaire sur le temps long au Congo. J’ai pensé travailler sur les enfants soldats mais je constatais que beaucoup de réalisateurs congolais se consacraient déjà aux enjeux « graves ». J’aimais l’idée de me pencher sur un personnage à la marge ; d’autant qu’il est presque comme un sage. J’avais envie de faire passer le message positif de cet artiste, d’interpeller les générations futures sur l’avenir politique au Congo. Ce qui lui importe, c’est que les jeunes de son quartier, réservoir de deux millions d’électeurs, pensent par eux-mêmes et soient critiques. J’ai voulu montrer ce personnage, comme il y en a plein d’autres au Congo, pour apporter un autre regard et montrer que des gens agissent, ouvrent des voies positives, même s’ils sont à la marge.
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Le Ministre des Poubelles
Réalisé par Quentin Noirfalisse
2017, 75 minutes
INFOS
Le Ministre des poubelles sera diffusé au cinéma Sauvenière le 4 juillet en présence de l’équipe, puis au cinéma Churchill : jeudi 6 juillet à 18 h 30 – samedi 8 juillet à 16 heures – mercredi 12 juillet à 16 h 15 – mardi 18 juillet à 18 h 15
grignoux.be
Du 6 juin au 7 juillet : exposition d’Emmanuel Botalatala au Kuumba à Ixelles, 78 chaussée de Wavre.
www.kuumba.be/fr/
Actualités et projections à suivre sur : leministredespoubelles.be/
L'auteurAnita Detières
Anita Detières a rédigé 5 articles sur Karoo.
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