critique &
création culturelle
M
entre vengeance et salut ?

Il y a sept ans, dans le numéro 7 de L’Impossible, Michel Butel demandait Would you have Sex with your enemy ? laissant la parole à Yolande Zauberman pour raconter quelques histoires au sujet d’un film 1 mêlant l’intime au politique. La présente filmeuse ouvre cette année la 41e édition du Cinéma du réel avec M que le regretté fondateur de L’Autre Journal disparu en juillet 2018, aurait sûrement apprécié voir. En voici, quelques mots raturés sur le vif à la sortie de son avant-première montreuilloise…

Et le chant est qui chante

Chroniques – Paroles des jours –, chapitre 29, verset 28 2

Au cinéma, le silence parle, et c’est le visage.
Mais cela ne suffit pas pour tout dire.
À voir M , le dernier documentaire de Yolande Zauberman, nous découvrons un monde en partie violé sur lequel une parole doit se faire.
La réalisatrice suit le visage d’un homme, Menahem Lang, qui porte au grand jour cette blessure : une enfance qui ne passe pas puisqu’en somme, elle n’a jamais pu réellement se passer.
Un homme dont on a brûlé l’innocence lorsqu’il avait quatre ans, comme à un nombre inimaginable d’autres enfants de sa communauté.
Il s’agit de ces juifs ultra-orthodoxes de Bnei Brak dont les règles de vie remontent à un Moyen Âge qui semble hermétique à toute invasion de la modernité…
Menahem a trente-cinq ans au moment où se décide la rencontre avec Yolande. Avec elle, il va retourner vers ce monde, quitté dix ans plus tôt pour affronter ses démons.

Film de nuit qui se déroule sur les routes autour de Tel-Aviv, à bord d’une voiture dont on ne voit quasiment que le conducteur.
Les conversations ont lieu entre le yiddish et l’hébreu, avec ça et là, quelques mots en anglais.
Une parole déplacée se déplace, ce visage dévoile sa nudité à mesure qu’il témoigne de ce qui lui est arrivé.
Quelques fois Menahem chante.
Il est le chant.
Lorsqu’il chante les prières de son enfance, face à la caméra, ses yeux sont comme deux fentes par lesquelles passe le divin.
Lutte terrible, intérieure, douloureuse, avec la religion, les religieux.
Et Menahem revient dans ce quartier où il a étudié, parmi les hommes en caftan, avec leurs papillotes, leurs bas blancs et leurs chapeaux noirs.
Il est de retour pour faire la paix avec ses violeurs, ses frères, ses parents.
Étrange société où les relations entre les hommes mêlent le déni de la sexualité à des pratiques pédophiles qui semblent le prix à payer pour la transmission du savoir.
Étrange folie dans laquelle sont pris les rabbins, de génération en génération, répétant un cercle vicieux que rien ne semble pouvoir interrompre : le galgal.
La boule à zéro, sourire désarmant d’acteur, Menahem veut briser le tabou, arracher les masques.

Film fait au hasard des rencontres, comme autant d’accidents du destin, où des protagonistes apparaissent pour venir raconter leurs propres malheurs.
C’est un jeune homme d’une vingtaine d’années, croisé de nuit – dans le cimetière où Menahem venait montrer la tombe où il se faisait prendre –, qui se met à livrer ces abus dont il a souffert et qui continuent à le hanter à l’approche de son mariage.
C’est un adulte d’une quarantaine d’années, lui aussi religieux, qui avoue avoir fait subir à un enfant le même sort que celui qu’il avait connu, sachant qu’il ne risquait rien puisque son bourreau n’avait jamais été poursuivi.
Menahem écoute ces récits, pose des questions comme si, même pour lui, tout cela était inconcevable…
Les dialogues se déroulent sur un mode d’une sincérité inouïe, comme si ces expériences horribles avaient cet effet paradoxal et inquiétant de souder une collectivité en lui donnant un corps commun.

C’est un film sans femme.
Hormis quelques ombres, la seule voix féminine est celle de la réalisatrice : elle tient la caméra, ce qui la rend invisible. Et lui permet de pénétrer un monde exclusivement masculin pour lequel on sent qu’elle éprouve à la fois attirance et répulsion. Ce qui fait toute la force et l’ambivalence de ce dont nous sommes les spectateurs.
Sentiment encore accentué par la trompette d’Ibrahim Malouf qui accompagne ce voyage de son phrasé doux et déchirant. De telle sorte que dans cette mélodie sans frontière, la tragédie et la beauté de ce Moyen-Orient divisé étaient ressassées dans un souffle continu et obsédant.

Film sans espace : ni mer ni ciel.
Les personnages semblent littéralement enfermés dans une prison autant extérieure qu’intérieure.
Un peu de rues, quelques façades d’immeubles, quelques intérieurs étroits.
Des images de fête dans une synagogue… où les croyants dansent en cercle au son d’une musique assourdissante avec une énergie dont nous percevons alors l’obscurité souterraine.
Dans ce huis-clos étouffant, c’est le visage,  avec ses innombrables expressions, qui tient lieu de paysage.
Tout se passe comme si, dans M , Yolande Zauberman allait chercher cette part d’irreprésentable derrière le regard : la puissance nocturne dont il cherche à se délivrer… vers la lumière.

Enfin, c’est un film sur une communauté spécifique, certes, mais qui ouvre sur l’humanité.     Dans toute sa monstruosité et sa part d’espérance. Comme si, vraiment, la parole une fois libérée, les choses pouvaient se transformer, le devaient. Comme si une révolution culturelle, affective autant que politique allait enfin advenir par l’écoute de ce chant, sa solitude invulnérable.

Son questionnement infini et la parole qu’il rend possible.

Même rédacteur·ice :

M

Réalisé par Yolande Zauberman

2019, 106 minutes