Repartie avec le Prix du scénario au Festival de Cannes, Céline Sciamma porte haut son Portrait de la jeune fille en feu , étendard d’amour libre, situé à dessein dans un passé épuré, comme pour mieux asseoir sa modernité.
Bretagne, XVIIIe siècle. Sur une île, est débarquée – au sens strict – Marianne (formidable Noémie Merlant) avec son matériel de peintre. Sur l’île, un château sans atour, de noblesse esseulée. Dans le château, une mère comme il faut (Valeria Golino) lui confie une mission surprenante : portraiturer sa fille, que l’on vient de sortir du couvent pour la marier avec un noble italien. Jusque là, rien d’anormal pour cette peintre portraitiste comme il en existait plusieurs à l’époque. Sauf qu’Héloïse (Adèle Haenel) refuse ce mariage arrangé et par conséquent refuse de poser pour un portrait destiné à son futur. Elle est déjà venue à bout d’un premier peintre, qui a jeté l’éponge. Aussi, changeant son fusil d’épaule et sourde aux désirs de sa fille, la mère d’Héloïse imagine-t-elle d’introduire Marianne en qualité de dame de compagnie, histoire d’avoir un œil sur elle, et de l’empêcher de commettre l’une ou l’autre bêtise pour échapper à son destin marital. Histoire d’avoir l’autre œil rivé sur Héloïse qu’il faudra peindre en secret le soir, à l’abri des regards indiscrets, dans une grande chambre aux allures d’abandon. Marianne accepte cette mission singulière et se prend au jeu, avec la complicité de la servante (Luàna Bajrami).
Céline Sciamma aime à présenter son quatrième long-métrage comme un « film à combustion lente ». Son Portrait de la jeune fille en feu installe délicatement l’éclosion d’un sentiment amoureux entre une peintre et sa modèle, prenant le temps de poser les regards, laissant venir le désir qui ne se formule d’abord pas, puis dont l’évidence crampe les ventres et accélère les cœurs, pour enfin laisser place à sa consommation pudique, mais non dénuée de sensualité. L’amour impossible s’impose en creux de la tragédie d’Orphée et Eurydice, dont l’issue dramatique annonce déjà la fin inéluctable. Héloïse est promise et rien ne l’empêchera. Mais les amantes acceptent cette passion comme elle se présente, dans une simplicité d’une modernité étonnante.
La réalisatrice et scénariste a pris soin d’épurer au maximum le décor – choisi néanmoins avec soin et réalisme, mais aussi l’environnement narratif, afin de ne pas distraire inutilement le spectateur de la beauté des sentiments, afin également de laisser ces sentiments s’enflammer sans trop de contrainte apparente, sans trop d’intervenant importun. Le château semble vide, meublé du strict minimum, habité par le seul duo étincelant que composent Héloïse et Marianne, auquel se greffe Sophie, la servante, intégrée dans une sororité recomposée à l’écart des conventions sociales (ou presque). Sophie conserve sa fonction sociale mais se voit réserver une place qui tend à l’égalité par rapport à la maîtresse et à la peintre. Le lien unissant les trois femmes trouvant son apothéose dans la scène de l’avortement, scène, au passage, d’une puissance folle, que seule une femme pouvait imaginer et mettre en scène de la sorte.
Exit également le patriarcat, dans toutes ses traductions possibles, la plus marquante étant la présence des hommes, littéralement effacés de/à l’écran. Seul le marin qui débarque Marianne sur l’île en ouverture de film et la réembarque en clôture, en quelques secondes à peine, rappelle l’existence du genre masculin. Sinon, pas d’hommes au château : le père d’Héloïse est narrativement inexistant, les domestiques sont incarnés par la seule Sophie ; pas d’hommes au village, que l’on n’aperçoit au demeurant pas vraiment, seules des femmes chantant divinement autour du feu, qui donne son nom au film, dans une scène aux allures tribales enivrantes. Interrogée sans cesse sur cette absence masculine, la cinéaste assume la violence de la démarche de ne proposer qu’un film de femmes, tout en comprenant cette violence qu’elle a elle-même ressentie durant de nombreuses années de cinéphilie où elle ne se retrouvait pourtant pas, expliquant qu’elle a passé des années à aimer des films qui ne l’aimaient pas.
Le titre, d’une finesse exemplaire, démontre à lui seul le talent de scénariste de Céline Sciamma. Diplômée de la section Scénario de la Fémis en 2005, l’autrice a d’ailleurs déjà mis sa plume au service d’autres cinéastes, comme André Téchiné ( Quand on a 17 ans ) ou Claude Barras ( Ma Vie de courgette ), en plus d’avoir écrit ses quatre propres longs-métrages. Portrait de la jeune fille en feu ne déroge pas à la règle du film très écrit, extrêmement pensé et réfléchi, qui a su se limiter aux seuls éléments nécessaires à l’objet premier de sa narration : une histoire d’amour. Une histoire d’amour entre femmes. Une histoire d’amour entre égales. Une histoire d’amour vouée à s’éteindre mais dont il faut contempler la consomption. Une histoire d’amour destinée au souvenir serein. Voilà les éléments que la réalisatrice a voulu injecter dans son film.
Avec en fil rouge la volonté de déconstruire toute réification du modèle, de la muse, voire de la femme en général. Céline Sciamma ose présenter une relation horizontale, une relation dont tous les protagonistes sont sujets, et aucun objet, où la femme peinte a autant à dire que la femme peintre, où la création se nourrit égalitairement d’une discussion enrichie par chacune des parties, où les deux faces de l’inspiration sont enfin dévoilées, dans une contemplation saine.
Contemplation assumée par la réalisatrice qui filme obsessionnellement ses actrices, les étudiant sous toutes leurs coutures, composant un hymne à leur beauté, sublimée par une caméra n’ayant pas peur de s’attarder sur les visages, sur leurs regards surtout. Si le film a été écrit pour Adèle Haenel, Noémie Merlant s’impose irrésistiblement. Dans son attitude de femme peintre décomplexée, les mains en poches, déambulant librement jusqu’à ce qu’elle s’éprenne d’Héloïse. C’est l’histoire de cette femme peintre du XVIIIe siècle qu’a voulu aussi aborder Céline Sciamma, se rendant compte qu’elles furent nombreuses à portraiturer les nobles (la plus connue étant Élisabeth Vigée Le Brun, la portraitiste attitrée de Marie-Antoinette) sans que l’histoire de l’art ne les ait retenues. Alors la scénariste rappelle à la mémoire collective ces existences en marge des rôles parfois corsetés qu’on imagine encore à cette époque pour la gent féminine. Elle invente une peintre réunissant toutes ces peintres, libre, artiste, fumant la pipe, ayant avorté, enseignant son art,… aimant les femmes et peut-être les hommes.
La force du film est d’aborder une relation homosexuelle sans en faire un enjeu narratif dévorant, un combat contre l’intolérance. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit là, comme le dit si bien son amie Virginie Despentes, d’un « film lesbien absolu, mais en même temps, ça n’est pas le sujet, le sujet c’est l’amour ». Céline Sciamma revendique de faire un cinéma pour celles qu’on ne voit pas assez, celles qui s’aiment entre elles et auxquelles le cinéma ne propose pas encore de représentation satisfaisante, de miroir dans lequel elles puissent se reconnaître.
Le pavé dans la mare est lancé avec maestria , comme en témoigne l’accueil critique dithyrambique reçu par le film et son autrice. Enfin une histoire d’amour sans domination, si ce n’est celle des sentiments.