critique &
création culturelle
Profession : veejay

Veejay ? Pour video-jockey. Comme ceux que Markus Öhrn s’en est allé filmer en Ouganda, il y a quelques temps, et que nous avons pu voir à l’œuvre dans son film Bergman en Uganda , projeté au Kunstenfestivaldesarts du 8 au 11 mai 2014. Öhrn leur avait demandé de traduire des films de Bergman, curieux de voir comment ces œuvres, emblématiques d’une certaine culture européenne, allaient être interprétées dans les quartiers populaires de Kampala.

Quand je demande à Sammy ce qu’il a pensé des films de Bergman, il marque un temps d’arrêt. Il finit par avouer qu’il lui a fallu du temps pour commencer à les apprécier. Il aime la culture européenne parce qu’elle a un côté immuable, pense-t-il, fidèle à elle-même. Une dimension ancestrale justement souvent associée à une certaine image de la culture africaine. En tout cas, les films de Bergman n’ont pas fait long feu dans la programmation de Sammy. « Trop peu de mots… »

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Je ne sais pas pourquoi, j’imaginais que j’allais tomber sur un gars au look travaillé, avec les incontournables lunettes noires, une montre rutilante, un ou deux acolytes collés aux basques, façon gardes du corps. La description qu’on m’avait faite des veejays était celle de demi-stars, jouant de leur popularité et de ses accessoires. Un mélange entre l’acteur de série télé à succès et le rappeur gangsta. Mais l’homme qui se tient devant moi ce jour-là, au centre culturel national ougandais, porte une chemise sobre sur un pantalon foncé et arbore un sourire jovial. Il pourrait passer pour n’importe quel négociant ou professeur de la classe moyenne.

Son bagout va venir rapidement pimenter cette image un peu lisse. Sammy est devenu V.J. par vocation. Dès l’enfance, il passe son temps à regarder des films. Il se trouve un maître, V.J. Cuts, et après avoir terminé ses études (un diplôme en journalisme : « après tout, il s’agit encore de transmettre quelque chose aux gens », me dit-il) il a commencé à travailler comme veejay, malgré l’opposition de sa mère, qui voit cela comme une occupation bien peu sérieuse : « Ce sont les marginaux, les toxicos et les mauvais garçons qui font ça… »

Le premier film qu’il a traduit est The Living Daylights . Un James Bond… Ses yeux brillent encore au souvenir de sa performance. « C’est un travail difficile, il s’agit de faire de sérieuses recherches avant de se lancer dans le doublage d’un film. Tout le monde regarde des films, tu peux très bien avoir un avocat, un ministre, un docteur dans ton public — si tu n’utilises pas les bons termes techniques, tu passes pour un amateur. » Et puis il faut rendre l’histoire compréhensible pour le commun des mortels.

Entendons : un public composé principalement de personnes qui n’ont pas d’accès privé à la télévision, qui ne parlent pas anglais (ni chinois, ni coréen, ni hindi d’ailleurs), qui peinent même parfois un peu à lire ou écrire. C’était le cas au départ, en tout cas. Parce qu’ensuite, progressivement, le public des veejays, celui des video halls , s’est élargi à tous les acheteurs de DVD doublés et vendus par ces mêmes veejays. C’est-à-dire potentiellement à peu près tout le monde.

La boutique où Sammy vend les copies des films qu’il a traduits, dans le centre de Kampala, propose pêle-mêle au badaud des saris, des lunettes de soleil, des téléviseurs et des lecteurs DVD, des chaussures et des casquettes et enfin, tout au fond, rangés par genre dans des casiers en bois, des centaines de copies pirates de films américains, coréens, indiens, chinois, nigérians, néo-zélandais, parfois européens, plus rarement ougandais.

Les coûts de location de l’espace sont répartis entre les différents commerçants — impossible de se payer seul ces vingt-cinq mètres carrés en plein quartier commercial. On est dans le cœur vibrant de la ville, qui fourmille de motos-taxis zigzagantes, de piétons affairés, de minibus bondés, de camions lancés à plein régime, de porteurs remontant péniblement le flot, leur chargement oscillant dangereusement au sommet de leur tête ou de leur bicyclette. Le nom de la boutique apparaît au dessus de la porte, Good movies † stuff , la croix chrétienne en guise d’esperluette.

Sammy m’invite à le suivre, en me pliant en deux, dans un réduit situé juste à l’arrière de son étalage. Assis sur de petits tabourets sous les étagères, il me fait les honneurs de son studio de doublage — un écran, un micro et un système d’enregistrement, un lecteur DVD, le tout sur un mètre carré. Quand il enregistre, les autres vendeurs sont priés de se taire.

« J’interprète tous les rôles, femmes, hommes, jeunes ou vieux. » Il faut suivre. Le veejay double et commente le film en coupant le son original aussi souvent que nécessaire. On a alors quelque chose qui s’apparente à la logorrhée du commentateur sportif, sur fond de bande-son entrecoupée. Le rythme est généralement très rapide ; comédies et thrillers américains, romances indiennes ou films d’action coréens, les scènes s’enchaînent et se ressemblent.

« Détrompez-vous : le V.J. s’investit beaucoup plus que le journaliste qui commente un match de foot », affirme Sammy, qui a pendant un temps travaillé pour une radio. « C’est un investissement total, le public doit le sentir. » Et puis, il y a l’étude, la phase préparatoire. On regarde le film, plusieurs fois au besoin, on fait les recherches nécessaires sur internet ou dans le dictionnaire : termes techniques juridiques, militaires, médicaux, scientifiques, il s’agit d’être précis ; le V.J. est le garant de la bonne compréhension du public : au-delà de la simple traduction, d’une transmission « réussie ». Et quand c’est le cas, on le lui rend bien.

Le veejay professionnel fait son apparition à Kampala dans le courant des années 1980. Il travaille dans les video halls . Ces petites salles de projection ont fleuri à cette période, suite à la débâcle économique initiée par Idi Amin lorsqu’il a mis à la porte tous les commerçants indiens. Les cinémas, assez florissants, ont alors fermé. Mais le besoin de divertissement n’a pas disparu pour autant. Et certains ont rapidement saisi l’opportunité.

Les video halls ont commencé à voir le jour un peu partout, dans les quartiers populaires des villes et sur les places des villages, en bois, en tôle et en carton — du temporaire qui a fini par durer, comme beaucoup de ces constructions informelles. Seul hic : les films qu’on vient y voir ne sont jamais doublés ou sous-titrés en langues locales. C’est comme ça que le métier a vu le jour. Doubleur en direct.


Mais le V.J. fait bien plus que traduire les dialogues ou les sous-titres dans la langue locale. Il paraphrase l’action, sans craindre la redondance, quitte même à l’amplifier un peu. Et il met son grain de sel. « Les gens ont envie qu’on pimente ces films, qu’en quelque sorte on les améliore ». Qu’on les rende plus relevés, ou plus digestes, c’est selon. Il faut que le spectateur puisse vraiment apprécier le spectacle, quel qu’il soit au départ : les films peuvent être issus de l’industrie du cinéma indienne, hollywoodienne ou coréenne, la majorité ont au moins un point en commun, ils viennent de l’étranger. La narration et les personnages répondent à des codes bien spécifiques qui ne sont pas forcément les mêmes que ceux de la culture locale, ni l’humour, ni le rythme, ni le langage visuel utilisé pour les rendre. « Je fais en sorte que les spectateurs aient l’impression d’y être… » Et, surtout, qu’ils s’amusent.

« D’ailleurs, on enregistre aussi sur les films locaux. » Le public en redemande. Il n’est alors plus question de doublage, mais juste de commentaires. Même sur les films du cru, qui n’ont pas besoin de traduction, les gens veulent entendre les interventions du V.J., cette voix qui crée la proximité en jouant avec les référents locaux, tout en introduisant par là-même, et paradoxalement, une distance avec le film lui-même.

Pendant ces projections dans les video halls , le veejay travaille en direct. Assis devant sa console de mixage, sous l’écran, il joue avec son interrupteur, pour couper le son du film aussi souvent que nécessaire, lorsqu’il faut traduire les répliques, expliciter une séquence ou lâcher un commentaire piquant. « Vous voyez le gangster, là ? Eh bien, il s’est invité ici, parmi nous, il est là, assis au dernier rang ! » Il se met dans la peau des personnages, dont il doit rendre les émotions, pour que le public puisse aussi les ressentir. Mais ce n’est pas tout… Un bon V.J. connaît son public. Il sait ce qui le fera sourire ou franchement rire. Son rôle est de lui faire passer un bon moment. Quitte à tricher un peu…

Lorsque les mots deviennent crus, il adoucit, il contourne. Quand certaines situations en rappellent d’autres, il y fait allusion et n’hésite pas à faire le grand écart. Mais Sammy insiste : on ne critique jamais ouvertement le gouvernement. « Il faut utiliser des voies détournées », dit-il, avec un geste éloquent. Et puis, surtout, on galvanise le public, on l’apostrophe, on le secoue, on ne lui laisse aucun répit. On atteint parfois un rythme hallucinatoire, un flot constant de paroles, assénées avec l’énergie que dégagent les prêcheurs pour convaincre leurs ouailles. Acquises à la cause ?

Il semblerait que le V.J. incarne souvent un rôle social, l’emblème ou le gardien d’un certain vivre ensemble : dans son discours, il fait référence, en les mettant en relation avec les personnages du film en cours, à des personnes réelles, caricaturées, dont l’évocation emporte immédiatement l’adhésion du public. Tel parlementaire systématiquement endormi pendant les débats, tel politicien véreux aux agissements douteux, tel voyou de quartier à l’aura indéniable : ils sont les protagonistes de la saga sociale que tous s’accordent à partager, garante d’une certaine cohésion. Le veejay convoque ces figures, en amenant ainsi l’intrigue et les personnages du film dans l’arène, jouant la carte de l’identification : regardez, eux, c’est nous, vous ne vous reconnaissez pas ?

Mais Sammy insiste : il s’agit avant toute chose de faire en sorte que les gens s’évadent quelques temps de leur quotidien et oublient tous leurs soucis. Un subtil dosage d’énergie, de rêve et d’humour à transmettre. Peu importe, finalement, le type de film qui est projeté. Même si Sammy avoue que sa préférence va aux thrillers, aux films d’aventures et, surtout, aux histoires de tribunal. « Ceux qui m’apprennent le plus et qui plaisent le plus à mon public. »

« J’aurais aimé être avocat », me glisse-t-il. Et moi je ne peux pas m’empêcher de superposer les effets de manche et l’éloquence des gens du métier à la verve et au bagout du V.J.. Mais Sammy maintient aussi qu’il apprécie qu’un film soit édifiant. Il pense qu’un film peut avoir un impact réel sur le spectateur. La morale de l’histoire lui importe. Et dans les films qu’il traduit, souvent, les méchants finissent en prison ou au cimetière.

Et les nus, les homosexuels, le sexe ? Sammy hoche la tête. Il me le rappelle : on choisit les films qu’on projette en fonction de l’audience pour laquelle on les projette. Un bon V.J. connaît son public et sait ce qui peut le choquer. « S’il faut censurer, on censure. »

Pendant des années, on s’est beaucoup écrié que les video halls étaient des antres de perversion. Des enfants y faisaient l’école buissonnière, troquant en chemin leur chemise d’uniforme pour un t-shirt plus anonyme qu’ils avaient caché dans leur sac. Depuis, un contrôle plus strict est mené par les autorités locales et par les représentants de l’association professionnelle des veejays. L’accès à ces salles de projection est interdit aux enfants en période scolaire. De même, les films jugés trop subversifs seront écartés.

S’ils atteignent jamais le veejay… Le plus souvent propriétaire ou gérant du vidéo hall où il travaille, c’est lui qui opère la sélection des films à projeter. Et le V.J. s’abreuve à la culture de masse véhiculée à gogo sur la toile, sans forcément disposer des outils pour s’intéresser à un autre type de cinéma, auquel il a de toute façon rarement accès.

Cependant, pour revenir à Bergman, Sammy doit reconnaître que les films qu’il a vus, il les a trouvés très éducatifs. « On y apprend comment se comporter, ce qui est bien et ce qui est mal. » L’ascendant moral, l’influence culturelle, la suprématie de la langue — le pouvoir, ne fut-ce que symbolique, de l’ancien colonisateur est toujours bien là, en filigrane. On perçoit d’ailleurs bien, dans leurs discours, la fierté qu’il y a pour les V.J. à être admirés et reconnus pour la qualité de l’anglais qu’ils parlent — « British english », insiste Sammy.

Sur la place où, quelques jours plus tard, le minibus nous dépose Sammy et moi, s’alignent des baraques en tôle et en bois, toutes similaires. Un quartier tranquille, presque rural, des faubourgs de Kampala. Des poules grattent la poussière, un enfant nous regarde venir. Un panneau, dont on peine à lire l’inscription à la craie, se dresse devant un rideau élimé qui masque l’entrée d’une de ces baraques. On l’écarte et on s’enfonce dans un couloir obscur. On finit par déboucher dans une salle d’une centaine de mètres carrés, dont les parois, faites de larges planches mal équarries, sont colmatées par des morceaux de cartons. Il fait sombre. Le sol en terre battue est recouvert de rangées de bancs en bois. Pour le prix d’un chapati , les gens du coin peuvent venir s’y asseoir pour assister à une projection commentée ou pour regarder un match de la Champions League . Mais aujourd’hui, coupure de courant, l’électricité fait défaut. V.J. Emmy, le propriétaire des lieux, essaie de faire tourner un petit générateur poussif, pour allumer le téléviseur sur la chaîne sportive. Pas de film, l’énergie requise par la table de mixage est trop importante pour que le générateur suffise à la faire fonctionner. « Normalement, nous allons parfois jusqu’à sept projections par jour », me confie-t-il.

Son travail doit alors s’apparenter un peu à un marathon sportif, sans compter la concentration nécessaire. Sammy et Emmy sourient à ma réaction. C’est un peu comme la performance d’un acteur seul en scène, me répondent-ils. « C’est fatigant, mais ce qui compte, c’est qu’on aime ce qu’on fait et que les gens nous aiment. » Les bons veejays sont recherchés, on s’arrache les copies des films qu’ils ont doublés. « Ici, me dit Sammy, si un ministre traverse la place, les gens ne le reconnaitront pas, mais tout le monde connait Emmy. »

Amuseur public, interprète, le veejay n’assure pas la même transmission qu’un conteur traditionnel, mais il joue avec des parcelles de ces cultures de masse envahissantes, issues d’un monde global, et les mâtine d’accents locaux, d’inflexions familières, de répétitions attendues. Ce faisant, il leur insuffle une énergie bien particulière, qui s’infiltre dans les interstices et défie leurs tentatives d’homogénéisation. Son public les ingurgite et se les approprie en y recréant des saveurs locales, dans un mouvement qui tient à la fois de la résistance et de la porosité.