critique &
création culturelle
Real Humans
Plus vrais que nature ?

Une série de science-fiction suédoise qui met en scène un monde parallèle où des androïdes partagent notre quotidien… Vous laisseriez-vous convaincre ? Vous devriez, car Lars Lundström, le créateur de Real Humans ( Äkta Människor V.O.) maîtrise avec brio les codes de la science-fiction et parvient à en exploiter les vertus pour questionner les conséquences du progrès technologique et les fondements de la nature humaine 1 .

Real Humans surprend d’emblée par son parti pris esthétique. Il s’agit d’une série de science-fiction sans le moindre recours aux effets spéciaux. Plus encore, on pourrait dire qu’on cultive l’art de l’effet anti-spécial, si ce n’est cheap … Par exemple, les robots androïdes de cette série peuvent être mis en route ou déconnectés grâce à un simple interrupteur placé sous leur aisselle ; leur batterie peut être rechargée en branchant littéralement sur le réseau électrique une prise à rallonge qui s’extrait de leur corps. À l’instar d’un gsm ou d’un ordinateur portable, l’autonomie de leur batterie devient, avec l’usure, parfois très limitée… Ces robots sont équipés d’un port USB installé sur la nuque permettant d’installer diverses apps et d’échanger des données, à condition d’avoir un câble sous la main. Ces robots ne sont pas équipés du WI-FI et ne peuvent communiquer à distance. Dans ce monde parallèle, les robots sont androïdes ; ils ressemblent comme deux gouttes d’eau aux humains, si ce n’est que leur plastique et leur gestuelle sont un peu figées, ce qui rend leurs expressions caricaturales et stéréotypées. Avec leurs allures un peu raides, ces androïdes font plus penser à Barbie et à Ken qu’aux réplicants de Blade Runner qui sont quasiment indistinguables des humains.

Le choix d’une telle esthétique anthropomorphe « bon marché » est plus subtil qu’il n’en a l’air. Ce mimétisme un peu boiteux introduit une différence, un grain de sable dans la mécanique bien huilée des androïdes ouvrant le gouffre béant de l’altérité. Ces robots, d’ailleurs appelés hubots ( human robots ), ne sont pas tout à fait nos semblables et, à ce titre, ils ne jouissent pas de mêmes droits et du même statut. Pire encore, ils peuvent être asservis, maltraités, exploités à toutes sortes de fins, même sexuelles. À travers la science-fiction, cette série aborde intelligemment le thème de l’inégalité et de la discrimination caractérisant les sociétés modernes. Les traitements subis par les hubots, qui parfois peuvent mettre le téléspectateur mal à l’aise, font écho à ceux rencontrés par n’importe quelle minorité opprimée.

Dans cet univers parallèle, la cohabitation entre humains et hubots n’est donc pas aisée et les inégalités entre les « êtres » sont à la source de tensions très vives entre protagonistes. Ces tensions prennent la forme de luttes et d’affrontements variés aux accents moraux, politiques, voire terroristes. Ici encore, le créateur de la série fait preuve de subtilité car il n’oppose pas seulement la minorité hubot aux humains, mais aussi des figures ou des factions opposées au sein de chaque camp. Sans prendre de position normative ou idéologique, Real Humans met ainsi en image le débat contemporain lié au progrès technologique et à la puissance de la technoscience. À ses extrêmes, ce débat oppose, d’un côté, les transhumanistes partisans d’un libéralisme technologique radical ; de l’autre, les bioconservateurs en faveur d’un contrôle et d’une réglementation stricts. Ce dernier camp est particulièrement bien représenté dans la série puisque son titre lui-même, Real Humans , est aussi celui d’un parti politique, à la rhétorique et à la symbolique fascistes, s’opposant fermement à l’usage et à la prolifération des hubots dans la société. Au nom de la pureté et de la dignité de la race humaine, ces « vrais humains » s’opposent à toute forme d’émancipation de la part des robots et surtout à toute forme de relation ou de mixité, fût-elle d’ordre amical, sentimental ou sexuel. Dans le camp hubotique, certains acteurs manifestent de plus en plus leur indépendance. De machines serviles remplaçant les humains dans les tâches les plus ingrates, ils se transforment en machines désirantes, en quête d’une intentionnalité et d’une identité propres. Ces hubots auraient été libérés de leur programme initial grâce à un mystérieux code informatique permettant de les doter d’une conscience et de capacités nettement supérieures aux êtres humains. Ce code fait bien sûr l’objet de toutes les convoitises car il permettrait aux hubots de s’affranchir une fois pour toute du joug humain. Pour s’en emparer, certains hubots n’hésitent d’ailleurs pas à commettre les pires violences, dans le mépris total des lois d’Asimov3 .

D’autres, au contraire, privilégient la méthode douce pour s’intégrer à la communauté humaine, pour se « normaliser » et tentent alors de jouer les amantes dociles, les bonnes mères de famille ou les parfaites employées4 , soit en masquant leur vraie nature, soit en tentant de l’assumer au grand jour.

Qu’elles soient de nature terroriste ou pacifique, ces tentatives d’émancipation ne se font jamais sans heurts : les larmes et le sang des uns coulent, les circuits et les systèmes des autres implosent. Et dans ces moments d’incertitude et de faiblesse, étrangement les frontières entre hommes et robots semblent de plus en plus brouillées.

La deuxième saison de Real Humans décline cette thématique de l’érosion des frontières de manière exemplaire. À partir de différents registres, est posée la question de ce qui fonde la nature humaine et, donc, de ce qui distingue les hubots de leurs « homomorphes » humains. Cette question cruciale est d’abord soulevée à l’occasion d’un procès où il s’agit de statuer sur la possibilité de conférer la garde d’un enfant adopté à une hubot. Lors de ce procès, les protagonistes échangent divers arguments au sujet de la biologie, des émotions, de la mémoire, de la responsabilité pour décider si des droits peuvent être octroyés aux hubots. La question de la nature humaine est aussi posée, en contrepoint, par un traitement, relativement sinistre, du thème de la folie à partir du cas d’un robot dysfonctionnel. L’un des robots, autrefois partenaires sexuel docile d’un des protagonistes humains de la série, manifeste des comportements faisant davantage penser à des crises psychotiques qu’à des problèmes de court-circuit du disque dur ou de configuration logicielle. En quoi le dysfonctionnement d’un hubot est-il différent d’un désordre mental chez l’humain ? Qu’est-ce que la folie et fait-elle de celui qui en souffre un être radicalement autre ? Enfin, la deuxième saison de Real Humans questionne la définition de l’être humain en abordant brillamment le thème du « double », de l’alter ego androïde. Ce thème, sans doute aussi vieux que l’humanité elle-même, n’est pour une fois pas traité à partir de la figure génétique du clone, mais à partir de celle de la réplique cybernétique ; une copie robotique de soi dans laquelle on aurait pu « uploader » sa propre conscience et mémoire. La série évoque ici l’un des fantasmes transhumanistes les plus fous : le téléchargement des contenus cérébraux sur un système artificiel qui offrirait enfin à l’humain une forme d’immortalité…

Alors, bande d’humains, êtes-vous prêts à (vous) télécharger ?

Real Humans

Réalisé par Lars Lundström
Avec Leif Andrée, Eva Röse, et Mans Nathanael
Suède , 2012-2014, 60 minutes par épisode

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