Le 20 février 2014, la chaîne belge BeTV réalisait une grande première, imitée dès le 13 mars par sa sœur française Canal+ : diffuser d’un coup une saison complète de série télé, en l’occurrence la salve II d’House of Cards1. Une stratégie qui se coule dans l’aventure originelle. Qui relève non d’un Big Bang cosmique mais d’un Big Buzz informatique.
House of Cards, en effet, n’a pas été initiée par l’une des grandes stations US ni par les chaînes à péage à l’origine du renouvellement du genre (HBO, Showtime…). Non, pour la première fois, une plateforme VOD/vidéo à la demande, le géant US Netflix, a lancé sa propre série. Qui plus est, les treize épisodes de la première saison ont été offerts en streaming. L’ordinateur avant la télévision. Comme un symbole du passage d’une ère à une autre. L’officialisation d’une modification des habitudes de consommation. L’adaptation à la nouvelle mode du binge-watching aussi, cette boulimie audiovisuelle qui consiste à ingurgiter cinq-six épisodes, voire une intégrale, en quelques heures, un week-end.

House of Cards.
Reprenons l’histoire à ses prémices.
Il y a vingt ans, la BBC avait réalisé une série sur les arcanes du pouvoir politique, elle-même inspirée par un roman de Michael Dobbs. On le sait, les Américains ont la fâcheuse idée de réaliser des remakes à tour de bras, leurs publics étant peu enclins à se passionner pour des citoyens d’autres cultures, d’autres horizons. Ça vaut pour le cinéma mais ça a fini par concerner les séries télé, alors que le genre devenait pour d’aucuns le phénomène culturel majeur des dix-quinze dernières années. Ainsi, l’ovni danois Kingdom Hospital (un bijou de Lars von Trier) a-t-il été revisité par Stephen King himself. Des séries israéliennes ont enfanté l’excellente In Treatment ou la super-efficace Homeland. Jusqu’au sommet du ridicule, adapter The Killing, un chef-d’œuvre (danois) absolu.
On allait donc reproduire à l’américaine le concept House of Cards. House of Cards, la Maison de cartes, mais le Château de cartes au Québec. La transposition US offrant un jeu de mots/mise en abyme. La Maison(-Blanche) est le centre de l’intrigue et se transforme en… château de cartes.
La série, recréée et réécrite par Beau Willimon, bénéficiait dès avant son lancement de coups de pouce prestigieux. David Fincher et Kevin Spacey allaient coproduire et donc s’investir tant et plus. Oui, Fincher, le grand metteur en scène ciné des Seven et autres Fight Club, qui allait réaliser lui-même le pilote de la série. Oui, Kevin Spacey, l’immense acteur ciné, qui avait accepté le rôle principal et y apposer une touche shakespearienne.
Le pitch ? Décalqué du script originel. Frank/Francis Underwood (Kevin Spacey) est un élu démocrate particulièrement habile et retors, membre éminent, influent de la Chambre des représentants, qui a soutenu de tout son poids l’élection du nouveau président, Garrett Walker. Le poste de secrétaire d’État (NDLA : l’équivalent de notre poste de ministre des Affaires étrangères) lui était promis. Mais, au départ de la série, alors qu’on fête la victoire et prépare l’investiture, la chef de cabinet Linda Vasquez, annonce que le président ne tiendra pas sa promesse, préférant utiliser les compétences d’Underwood à la Chambre. Ce dernier fulmine, comme son épouse Claire (Robin Wright), qui espérait en profiter pour développer son organisation en faveur de l’environnement. Les deux ne se laissent pas abattre mais décident de faire le gros dos en préparant la riposte, la revanche, la vengeance. À partir de là, tout est bon pour arriver à leurs fins (NDLA : la route vers la vice-présidence…
En attendant mieux ?).

À commencer par la manipulation. Effrénée. Qui va creuser les deux sillons principaux de l’intrigue, autour de deux personnages émouvants, fascinants. D’un côté, Peter Russo (Corey Stoll), un élu local aux prises avec ses démons (l’alcool, le sexe), qui tente de conjuguer ses ambitions démesurées avec ses idéaux (un amour sincère pour sa collaboratrice Christina, l’éducation de ses enfants, un dévouement réel pour son électorat). D’un autre, Zoe Barnes, une jeune journaliste (Kate Mara, la sœur de Rooney, l’héroïne du Millenium… de Fincher), qui se rapproche très dangereusement d’Underwood en espérant lui soutirer des scoops, celui-ci lui offrant un win-win aussi alléchant que dévastateur. Car Zoe est ambiguë, arriviste et opportuniste, certes, mais disciple du véritable journalisme d’investigation. De la vérité à tout crin. Peter et Zoe face à Frank. Deux Icare galopant vers un soleil… noir. La cire des ailes fond déjà !
Nous avons été immédiatement happé par la magie de la série. Bien sûr, le scénario avait été longuement mûri à partir d’une matière primitive riche et complexe à souhait. Fincher apportait un savoir-faire exceptionnel qui mettait la réalisation sur les meilleurs rails. Le fond et la forme. Un fond littéraire, une forme moderne, décapante. Dès le générique. Images (Washington magnifiée !) et musique. Mais. Il y avait tout autre chose. Le casting !
Le casting ! Un des secrets de ces chefs-d’œuvre télévisuels. Les Sopranos avaient eu James Gandolfini, Deadwood Ian Mc Shane, The Shield Michael Chiklis, Breaking Bad Bryan Cranston, etc. Mais là… Là ! Kevin Spacey, dès l’entame de la série, phagocyte l’écran, bien aidé, il est vrai, par un gimmick imparable : l’aparté. Extraordinaire. Imaginez. Vous êtes en pleine scène et, soudain, Spacey/Underwood vous fait un clin d’œil à travers l’écran, il se dirige vers vous, il commente l’action, voire vous expose ses états d’âme. Artifice ? Oui. Mais hérité du script originel british. Typique du théâtre. Mais du meilleur théâtre. Car c’est le comédien shakespearien Spacey qui nous offre un Hamlet revisité, crâne en main, mais de l’humour noir, cinglant, apocalyptique plein la bouche.

Spacey ! L’un de nos acteurs… ciné préférés avec Javier Bardem. Depuis deux décennies. Un Spacey jailli du diable vauvert vers trente-cinq ans. Un peu tardivement. A contrario des di Caprio, Pitt, Depp, Cruise… Tardivement mais avec un bagage exceptionnel (surtout théâtral). Qui, en cinq ans, va franchir toutes les étapes et se constituer une filmographie exceptionnelle, crevant littéralement l’écran dans Seven ou Usual Suspects, L.A. Confidential, Minuit dans le jardin du bien et du mal, American Beauty… Deux Oscars. Passage très réussi à la réalisation. Puis. La fausse surprise. Et la vraie (demi-)sortie.
L’homme est un artiste, un immense artiste et il privilégie l’art face à la notoriété, l’argent. N’a-t-il pas déclaré à un journaliste que son invisibilité médiatique était une nécessité, la condition d’une crédibilité maximale ? Or l’Old Vic est à la dérive. L’Old Vic ? Le mythique théâtre shakespearien où ont brillé Laurence Olivier et John Gielgud. Entre autres légendes des planches. Spacey laisse tout tomber, l’homme invisible disparaît complètement. Il franchit l’Atlantique, s’installe à Londres et devient le directeur artistique du géant en péril. Tout en jouant. Du Shakespeare, bien sûr (Richard II, Richard III), mais Eugène O’Neill aussi, David Mamet. La maison, grâce à lui, se relève, le succès est au rendez-vous.

Kevin Spacey se donne tant et plus. Le théâtre. Le théâtre, encore et toujours. Qu’il défend sur tous les terrains. Master classes. Cours d’art dramatique à… l’université d’Oxford. Bref, côté grand écran, on le voit moins, parfois dans un blockbuster, peut-être pour arrondir ses fins de mois, plus vraisemblablement pour conserver l’aura nécessaire à la défense de ses (nobles) projets, ou parce que l’investissement est réduit. Quand soudain… un grand film (Margin Call, 2011) puis une grande série télé le remettent à la place qui est la sienne. Au top du top des acteurs et comédiens mondiaux.
Au côté de Kevin Spacey, Robin Wright est une Claire aussi épatante que terrifiante. Et les deux forment peut-être le couple le plus démoniaque de l’histoire de la télévision. Le diable était marié et on l’ignorait ! Ah, Robin ! Qu’on avait découverte dans l’insipide soap Santa Barbara, à dix-huit ans. Qui pulvérisait déjà l’écran à cet âge par sa beauté et la sobriété de son jeu. Qui allait vite triompher au cinéma (Princess Bride en 1987) avant de devenir une célébrité universelle grâce à Forrest Gump, une icône de la critique grâce à sa collaboration avec son (ex-)époux Sean Penn. Là, le visage émacié et les cheveux coupés courts, les yeux creusés encadrés de ridules mais la silhouette d’une sveltesse éternelle, elle est… un iceberg incandescent !

Nous avions adoré la première saison et ses intrigues machiavéliques, son cynisme flamboyant et ses dialogues somptueux. Pourtant. Au carrefour des deux saisons, notre intérêt, notre admiration ont soudain fondu.
Que se passait-il ?
Une première chute se situait au niveau du narratif. De l’empathie. Les deux personnages qui avaient réussi à rallier notre intérêt disparaissaient abruptement, à la fin et au début des deux salves.
Dans la foulée, il nous semblait que la série, éviscérée par la dilution de ses centres de compassion, devenait un Spacey-show, un hymne à l’humour noir et à la cruauté. Un début de répulsion nous montait à la gorge. Une révolte nous secouait. Mais quoi ? On aurait quitté la télé de papa-maman, qui sécurisait le spectateur, lénifiait, bonimentait en rose pour basculer dans une nouvelle ère qui n’est plus celle du soupçon mais celle de l’avènement du machiavélisme absolu et de la dilution totale des valeurs, de l’éthique ?
Nous songions que House of Cards appartenait à la même déferlante que les (pourtant magnifiques) Sons of Anarchy et autres Breaking Bad. Des univers glauques où toutes les règles, la morale sont évacuées par des héros qui vous lacèrent le corps ou l’âme comme on écrase un moustique. Le Grand Soir des séries ? Le Grand Noir du monde ? Qui opacifierait tout, éradiquerait la moindre parcelle de lumière ? De fait, le relais du contre-pouvoir, face aux Underwood, était dévolu désormais à un adversaire sans charisme, monomaniaque et naïf à en mourir. Autrement dit, le Bon était ridicule face aux sublimes Méchants. Mais ridicule à un point qu’on se désintéressait de la toile d’araignée dans laquelle on l’empêtrait.
Moment de recul par rapport à la série. Les notations négatives pointent. Au fond, derrière les deux stars, il y a certes quelques très bons seconds rôles (Corey Stoll et Kate Mara, Reg E. Cathey dans le rôle du cuistot Freddie) mais la suite du casting est nettement moins percutante. Contrairement aux équipes soudées fabuleuses des Deadwood, Sons of Anarchy, The Shield et autres Breaking Bad, de nombreux personnages sont assez fades, ternes, sans relief particulier. Premier bémol. Le deuxième. On est donc passé du « tout est rose » au « tout est noir » et cette systématisation est tout aussi conformiste, finalement. Or l’Art nécessite une déstabilisation, de la surprise.

Le Prisonnier (1967-68), dans la préhistoire des séries, avait bouleversé et confisqué tous les repères, Twin Peaks (1990-91), souvent vue comme symbolisant l’an 0 de l’histoire du genre, avait perverti tous les codes, renversé les stéréotypes. Comme les séries-phares du premier âge d’or : Oz, Les Sopranos, Six Feet Under, The Wire. Comme celles de la deuxième vague : Deadwood, Mad Men, The Shield… Mais cette vague-ci ne vient-elle pas tout normaliser… à l’envers ? Car la vérité est aussi tronquée, le monde n’est pas entièrement pourri, la rédemption existe, il y a des flambeaux humains qui s’opposent à l’ignorance, à l’asservissement, à l’injustice. Enfin, troisième bémol, la réalité politique américaine, brillamment évoquée, ne l’est-elle pas trop superficiellement (NDLA: par rapport à un très didactique Newsroom ?). Et n’est-elle pas trop éloignée de nos habitudes (NDLA : le danois Borgen est nettement moins violent ou sinistre) ?
Passé un creux, l’emprise (addictive) est revenue, plus forte encore. Les qualités de la série nous ont étonné, percuté, transporté, étourdi. De nouveaux sillons narratifs se dessinaient. Passionnants, car les Underwood, de chasseurs, devenaient soudain gibiers. De formidables adversaires s’étaient fait jour, qui boostaient l’intrigue, l’intensifiaient. Les personnages s’épaississaient, se renouvelaient. Se renouvelaient. Intérieurement ou radicalement. Ce qui relevait d’une audace artistique folle. Créer des attachements, des fils puissants et les arracher soudain, les diluer. Pour oser investir de nouvelles connexions, de nouvelles tonalités. Claire et Frank, eux-mêmes, se montraient soudain… autres. Fragiles. Attachés à des causes, des personnes… De manière parfois surréaliste. Et en même temps… réaliste, car l’être humain est fondamentalement irrationnel, et la série le déployait somptueusement en opposant les manigances les plus échevelées et les écarts les plus inattendus, pieds-de-nez à tous les risques. La surprise, ontologique, réinventait la dimension artistique. Sertie dans un écrin/scénario en béton. Servie par un duo en forme… méphistophélique. Les répliques acquéraient régulièrement valeur de maximes, de sapiences. À tel point qu’on s’en voulait de ne pas prendre de notes.
La vérité s’est imposée. House of Cards est une tragédie shakespearienne, un cocktail enivrant d’images, de jeu, de phrases. Et Underwood tient de Macbeth, de Richard III, de Iago… Les ravinements de l’âme. La jalousie, la soif de pouvoir, l’amertume et le regret, la quête et la perte… Illumination3. Les deux scènes qui nous ont éjecté un temps du cockpit du récit (NDLA : des glissades subites et brutales dans le thriller, le meurtre) cèlent un sens second, une allure de Graal. Elles viennent appuyer l’idée majeure de la série, les gens de pouvoir ne peuvent y arriver, s’y maintenir que dans un état d’alerte permanent, un délire paranoïaque et monomaniaque qui nécessite de se salir les mains, de les plonger dans la fange et le sang. Au sens propre. Il y avait une dimension métaphorique qui se révélait et qui élevait encore l’appréhension globale du tout. Une dénonciation d’une lucidité implacable, impeccable.

Implacable, impeccable. Deux adjectifs qui collent aux personnages principaux. Et à la série tout entière ! Qui a, fort logiquement, collectionné les récompenses (Emmy Awards).
Pour conclure, à propos du suspense haletant de cette deuxième salve (NDLR : on sursaute encore — au sens propre — à la dernière image !), un avertissement du président Obama à son entourage : « No spoiler, please ! ».
L’avenir ? Si Netflix nous cache ses audiences, la société a annoncé qu’une troisième saison de House of Cards serait bel et bien tournée au printemps 2014. Au moins. Et elle a sorti de nouvelles séries, bien accueillies par la critique.
Mais. L’avenir de la télé ? Car d’aucuns rappellent que les séries ont été créées il y a des décennies pour… fidéliser un public, le plus large possible, censé s’installer aux mêmes créneaux horaires devant les mêmes écrans publicitaires, manne céleste de l’audiovisuel. Or, en balayant cette connexion… Les chaînes creusent-elles leur tombe ? Certains répondent qu’on n’y peut rien, le mouvement est irréversible, une offre nouvelle est la seule à même de contrer un piratage en expansion (NDLA : Game of Thrones a atteint des sommets en téléchargements illégaux sur le net). Il faut s’adapter. Sans cesse. Par exemple, en doublant une saison entière en… 48 heures. Car. On n’est qu’au début du Grand Bouleversement. Les géants US de la VOD (Amazon, Google…) pourraient débarquer en Belgique, en France et précipiter tout le secteur télévisuel dans une nouvelle dimension. N’annonce-t-on pas, d’ailleurs, l’irruption de Netflix en France vers l’automne 2014 ? Netflix et ses 45 millions d’abonnés à 10 euros/mois pour un gavage no limit. Les chaînes traditionnelles, ancrées auprès d’un public plus âgé, pourraient résister un certain temps, mais les stations plus branchées, comme BeTV ou Canal+, glissent vers l’œil du cyclone.
https://www.youtube.com/watch?v=Vx_LwDiXeJE
Avant de la représenter selon les canons du genre : deux épisodes multi-diffusés chaque semaine. Avant la mise en réserve et à disposition immédiate pour les détenteurs d’un décodeur ad hoc. ↩
Avant de la représenter selon les canons du genre : deux épisodes multi-diffusés chaque semaine. Avant la mise en réserve et à disposition immédiate pour les détenteurs d’un décodeur ad hoc. ↩
Inspirée par une discussion avec notre rédacteur en chef Lorent Corbeel. ↩
L'auteurPhil RW
Phil RW, alias Philippe REMY-WILKIN, né à Bruxelles en 1961 mais conçu en Afrique (détail crucial selon lui !), a passé toute sa jeunesse dans le Tournaisis avant de rejoindre…Phil RW a rédigé 73 articles sur Karoo.
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