critique &
création culturelle
Speak No Evil
L’art du savoir-dire

Un passage remarqué à Sundance cette année pour Speak No Evil , film d’horreur satirique et sans pitié qui détient le potentiel de devenir une œuvre culte du genre. Une mise à mal de la politesse, plus terrifiante que n'importe quel tueur masqué.

Une carte postale comme souvenir suspendu, hors du temps et des scènes de vie quotidienne en couleurs froides qui s'enchaînent successivement à l’écran. Un goût de monotonie a remplacé les nuances chaudes dans lesquelles baignait cette famille danoise lors de son séjour en Toscane, quelques mois auparavant. Le retour dans le monde réel semble particulièrement plus compliqué pour Bjørn que pour sa femme Louise et sa fille Agnes. Son regard perdu dans le vague et le sourire forcé qu’il peine à maintenir lors d’un repas avec des invités laissent deviner une sensation de prise au piège. Peut-être son esprit vagabonde-t-il vers l’invitation lancée par la famille néerlandaise rencontrée lors de leurs vacances en Italie, matérialisée sous la forme d’une carte postale arborée sur le réfrigérateur. Sur le recto, une photo immortalisant les deux familles aux sourires irradiants et aux bras bronzés, avec en toile de fond la campagne italienne.

Lors de ce dîner, le couple discute de l’invitation de cette famille à venir les rejoindre pour un weekend dans la campagne néerlandaise, Louise visiblement plus réticente que son mari à y répondre positivement. « Quelle est la pire chose qui puisse arriver ? » s’interroge à voix haute l’une des invités. Une question qui résonne dans l’esprit du spectateur et qui, malgré le ton léger sur lequel elle est prononcée, suscite un sentiment d’appréhension aigu. Poussés par le sens des conventions, peut-être aussi par l’envie de Bjørn de s’échapper de la vie quotidienne et probablement par l’impression forte que Patrick, le père de famille néerlandais, a laissé sur le patriarche danois lors de leurs moments passés ensemble, ils prennent la décision de partir rejoindre Patrick, Karin et leur fils Abel dans leur maison à la campagne.

Le film explore peu la vie des personnages au Danemark, offrant comme contexte initial le portrait d’une famille relativement ordinaire, assez aisée pour pouvoir s’offrir des vacances en Toscane, et qui semble relativement heureuse. La personnalité de Bjørn se dévoile d’abord au fil de ses interactions avec Patrick en Italie, avec face à lui la figure contrastante d’un homme visiblement sûr de lui, qui semble détaché des conventions sociales en vigueur et qui, de son propre aveu, déteste le politiquement correct. Très rapidement, un désir d’approbation se fait ressentir de la part de Bjørn et dont l’évidence s’intensifie une fois la famille arrivée chez leurs hôtes. En dépit de l’enchaînement de situations à l’échelle de malaise variable, il évite de prendre position contre Patrick et Karin, malgré ses propres réticences et celles de sa femme, plus apparentes, implorant Louise d’être patiente : « Ce n’est que le temps d’un weekend ». Louise, bien que de plus en plus désapprobatrice du couple de Néerlandais, peine elle-même à s’affirmer lors d’événements dérangeants. Et le malaise ne fait que croître à mesure que le film avance et que le comportement de Patrick et Karin dépasse les limites de l’acceptable et des convenances. L’anxiété et la frustration chez le spectateur s’accroissent en parallèle avec l’avancée de l’intrigue. Une frustration liée au comportement des protagonistes danois dont les décisions vont souvent à l’encontre du bon sens, mais qui s’expliquent précisément par cette aversion à se montrer en désaccord avec leurs hôtes et à enfreindre les codes de la politesse.

Le troisième et dernier acte s’accélère brutalement pour terrasser l’anxiété planante et la remplacer par un sentiment d’effroi qui ne quittera plus le spectateur et qui demeurera bien après que les lumières de la salle se soient allumées. Dernier élan d’espoir avant le défilement des crédits à l’écran, l’étreinte nerveuse des mains croisées s’intensifiant à mesure que l’étau se resserre autour des protagonistes, mais de nouveau l’inaction de Bjørn signale que le destin de la famille danoise est déjà scellé. Des indices laissent deviner la direction de la narration, particulièrement la magistrale et terrifiante musique originale de Sune Kølster, macabrement annonciatrice de la conclusion finale dès les premières secondes du film. Une fin sinistre aux accents de Funny Games , à contre-courant des conventions établies en matière de dénouement d’intrigue.

Sans doute le point faible de Speak No Evil , le dernier acte est un peu précipité dans la révélation des intentions des hôtes néerlandais , soulevant dans la foulée certaines interrogations quant à la faisabilité même de leurs actes sur une aussi longue période. Des explications approfondies ne sont jamais offertes sur les motivations derrière leurs agissements, laissant uniquement au spectateur comme clé de compréhension cet échange énigmatique : « Pourquoi faites-vous cela ? » « Parce que vous nous laissez. ». D’après son réalisateur Christian Tafdrup, le film explore la manière dont les conventions sociales peuvent brider notre sens de survie. Si ce film doit s’ajouter à la longue liste de films d’horreur pouvant servir de matière à l’écriture d’un manuel de survie, son principal enseignement est déjà familier : ne pas parler aux inconnus.

Speak No Evil

Réalisateur : Christian Tafdrup
Avec
Morten Burian , Sidsel Siem , Koch Fedja van Huêt
Danemark, Pays-Bas, 2022
98 minutes