Concept artistique au miroir de notre société, The Square de Ruben Östlund ouvre des failles morales et existentielles dans la vie d’un directeur de musée d’art contemporain. S’y cachent nos relations aux autres, nos hontes, nos paradoxes. Palme d’or !
La folie ne se trouve pas à l’état sauvage, elle n’existe qu’en société
Un film est toujours une performance visant à provoquer la pensée du public. Vous êtes assis devant un écran de cinéma. Vous êtes spectateur. Mais n’est-ce pas déjà là une performance de votre part ? Ne surtout pas commencer à crier, à chanter, à se prendre pour un singe, à rigoler à outrance, à pleurer. Sobriété du rôle, discrétion. Il faut se « fondre dans le décor », les lumières ne sont pas sur vous. Là où est la lumière, c’est l’inverse : quelque chose va passer, quelque chose va se passer, quelque chose doit se passer. Une représentation est attendue, mais les cadres sont fixés : la performance artistique peut commencer par les remettre en question, les bouleverser, les mettre à mal et nous mettre mal à l’aise. C’est nos rôles fixés qui sont surpris, c’est eux qu’on tente d’inquiéter et de déstabiliser. Faire crier le public du palais des festivals lors de la réception de la Palme d’or, par exemple. Alors, lorsqu’il vous demande de crier, tous ensemble, adopterez-vous ce nouveau rôle qu’il vous propose ?
« Une performance, c’est quelque chose qui vous éveille les sens, quelque chose qui vous fait voir la scène. Vous voyez la situation, peut-être même que vous avez déjà vécu la situation, mais sous un jour nouveau. » (Ruben Östlund.)
C’est le danger toujours possible qui rôde autour de l’œuvre de Östlund, nous donner un sentiment d’incertitude, nous exposer nous-mêmes dans des situations imprévisibles et imprévues. Faire sortir ce qui circule entre les êtres, ce qui s’y passe de compliqué et d’ambigu, nous faire entrer dans des problématiques mentales et psychiques difficiles, dans des systèmes devenus déments et qui ne sont plus maîtrisables. Malaise, car les règles de comportement ont disparu. Il faudra en trouver de nouvelles, imaginer d’autres règles du contrat social qui aura été modifié.
Figures de premier plan, les situations embarquent les personnages et les capturent dans des événements et des contextes qu’ils auront du mal à gérer. Comme lorsqu’on dit de certaines circonstances qu’« elles s’emballent ». Le personnage n’est plus principal . Il y a des dilemmes, il lui faut faire des choix, et chaque engagement a toujours une conséquence. Pas de héros à l’horizon pour récupérer le premier rôle : c’est la situation qui nous rend fragile, inquiet, et qui ne nous laissera jamais en ressortir indemne .
Ce que nous voyons nous regarde : une provocation à la pensée
Des personnes qui font la manche. Des mendiants. Des spécialistes en communication. Des publics d’art contemporain. Des passants. Des enfants. Des bourgeois, des pauvres, des banlieues, des musées. Non assistance à personne en danger. Absence de considération. Individualisme. Contradictions. Émotions. Stupéfaction. Séquences pathétiques et absurdes, aux bords des rires s’ouvre toujours indissociablement le gouffre inquiétant de nos craintes.
Pourriez-vous enfin m’aider ? Non je n’ai pas le temps. Pire, il n’y a pas d’espace pour le faire : imaginer the square . Cadre vide, espace de bienveillance et espace de droits, lieu géométrique, géographique, dans lequel demander de l’aide est permis et entendu. Un carré qui révèle peu à peu sa troublante étrangeté, son intensité. Ce que nous voyons nous regarde. Le regarder, c’est repenser le rapport de la forme et de la présence, de l’abstraction géométrique et de l’existence humaine. Le danger s’immisce, car à l’ extra-ordinaire solidité de nos identités, nous découvrons plutôt leur ordinaire précarité. Dans ce cadre vide nos pratiques se questionnent, nos visages s’inquiètent et nous passons du rire à la terreur. C’est ainsi que le cinéma d’Östlund se met en place. On ne fera pas « une scène », on est gêné, on est piégé. Et peut-être là, pourrons-nous éprouver une petite honte d’être un homme. Sans cette honte, l’art n’existerait sans doute pas.