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Chassé-croisé
Tous les chats sont gris #1

Dans Tous les chats sont gris , tout part d’une rencontre entre deux personnages que tout oppose, réunis par une situation peu banale. Savina Dellicour parvient alors à nous emmener dans un récit original en faisant preuve d’une réelle maîtrise des codes cinématographiques. Pour son premier long métrage, la réalisatrice belge ne se contente pas d’éviter les faux pas.

Le prix des Lycéens du cinéma
Le prix des Lycéens du cinéma est une récompense remise chaque année par un jury composé exclusivement d’élèves du secondaire. Cette année, ce jury bat le record : 7 000 élèves participent à l’élection du lauréat. Ceux-ci devront donc choisir, d’ici la fin de l’année scolaire 2015-2016, une œuvre parmi les cinq productions retenues pour le concours. Un bon moyen pour eux de découvrir un cinéma belge francophone. Retrouvez la critique de ces cinq films dans notre dossier « Prix des Lycéens du cinéma 2016 » sur Karoo.

Dorothy (Manon Capelle), une adolescente des beaux quartiers bruxellois en plein questionnement identitaire, fait la connaissance de Paul (Bouli Lanners), détective privé à la petite semaine. Pour en savoir plus sur son passé, Dorothy demande à Paul de retrouver son père biologique sans se douter que celui qu’elle recherche pourrait bien être l’enquêteur qu’elle vient d’engager. Commence alors une étrange amitié : Paul, l’ado attardé cherchant à donner un sens à sa vie sans attaches, semble paradoxalement être le seul adulte capable de communiquer avec la jeune fille. Mais les non-dits et les révélations rattraperont ce duo improbable.

Cette proposition de départ n’est pas banale et pourrait même manquer de réalisme. Pourtant, le spectateur accepte cette situation sans mal, grâce à un scénario sobre et efficace qui nous emmène rapidement dans une (en)quête identitaire en jouant subtilement avec les codes du film policier . On se laisse emporter par la trame qui, sans nous dire où elle nous mènera, évite de nous perdre en chemin. En nous montrant les difficultés d’une adolescente pour se construire, le film parvient à s’adresser aux jeunes comme aux adultes sans apporter de réponse simpliste ou paternaliste.

La narration passe habilement de scènes où l’émotion prédomine avec justesse à des moments plus légers, puis nous emmène vers une conclusion positive qui évite le happy end trop réducteur. Cette fluidité doit beaucoup à une utilisation intelligente de la musique . Celle-ci occupe une place importante dans le film, aussi bien pour les personnages que dans le traitement du son en général. C’est en grande partie grâce à leurs échanges de CD que Paul et Dorothy vont voir naître leur complicité. Les morceaux qu’ils se font découvrir mutuellement tout au long du film n’alimentent pas seulement leurs discussions : en passant adroitement du son in au son over , ils permettent de résoudre certaines scènes en les stylisant.

Du point de vue de l’image et de la mise en scène, la réalisatrice fait preuve d’une grande adresse. Le propos est maîtrisé et les choix de réalisation font avancer la trame avec finesse. Bien qu’on ne puisse pas dire que le film nous réserve de grandes surprises ni ne réinvente le langage cinématographique, la réalisatrice est loin de se cantonner dans du « déjà vu » rassurant . Savina Dellicour, pour ce premier long métrage, fait preuve d’une grande maturité. Elle choisit de s’inscrire dans un cinéma très « belge », notamment grâce à une image qui exploite beaucoup le flou et tend à certains moments vers une esthétique documentaire. Pour ce faire, elle réutilise ces procédés plutôt classiques afin de servir un scénario original. Mais elle parvient à ne pas tomber dans le misérabilisme social ou dans le paternalisme habituel du cinéma belge . Le film n’amène pas de réponse toute faite ni de revendication. Malgré une situation complexe, l’œuvre est marquée par l’optimisme : quelles que soient les erreurs commises, quels que soient les choix qu’on doit assumer, il est possible de trouver un moyen de les dépasser et de se (re)construire. C’est notamment le cas pour Dorothy, qui doit vivre avec les erreurs de sa mère et cherche à comprendre qui elle est malgré le tabou de ses origines.

Le film doit également beaucoup à la justesse du jeu des acteurs et à son casting. Les seconds rôles (Anne Coesens et Astrid Whettnall, par exemple) donnent une réelle consistance à l’univers dans lequel évoluent les deux protagonistes. Bouli Lanners, comme à son habitude, excelle dans un rôle qui semble taillé pour lui : un quarantenaire bourru, paumé mais attachant. La seule chose qu’on pourrait lui reprocher est de ne prendre aucun risque dans l’interprétation de ses personnages . Par contre, ce genre de reproche ne peut pas être formulé à l’adresse de Manon Capelle, qui en est pourtant à sa première expérience devant la caméra. La jeune fille n’est en rien effacée par un Bouli Lanners qui marque tout le film de sa forte personnalité.

L’amitié qui naît sous les yeux du spectateur s’abstient par ailleurs de toute romance ou de toute tentative de séduction entre Paul et Dorothy. Il aurait en effet été facile (mais fort dommageable) de montrer la confusion qui habite la jeune fille en en faisant une Lolita. Le film se veut plus subtil. Il évite les clichés qu’on a trop souvent l’habitude de retrouver lorsque le cinéma nous confronte à des adolescentes. Dorothy n’est pas pour autant une naïve pudibonde, elle n’est pas dénuée d’un charme et d’une beauté qu’elle ne maîtrise pas encore et qui pourraient se révéler dangereux pour elle. Le film évite simplement de tout interpréter par le prisme un peu éculé de la sexualité latente et débridée des adolescents .

En somme, Tous les chats sont gris est une première réalisation originale et habilement maîtrisée. Sans réinventer le cinéma, Savina Dellicour nous montre malgré tout sa capacité à traiter un sujet plus compliqué qu’il n’y paraît. En jouant sur différents registres, elle nous propose de suivre une belle histoire qui évite les erreurs de débutant . On ne peut qu’espérer que la jeune réalisatrice poursuivra sur cette lancée et fera partie d’une génération prête à bousculer un cinéma francophone qui peine parfois à se renouveler.

https://www.youtube.com/watch?v=jKe_f9c7NJA

Tous les chats sont gris

Réalisé par Savina Dellicour
Avec Bouli Lanners , Manon Capelle
Belgique , 2015, 84 minutes

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