– « Vous prendrez bien quelque chose pour la maison ? Limoncello ? Amaretto ? » Il est des phrases, quand on sert dans un restaurant, qu’on prononce comme un rituel, comme une leçon qu’on récite, un chapelet qu’on égrène, sans même penser au sens des mots.

Comme d’habitude donc, Patrizia pose la question au couple qui vient de terminer son repas. Et, un peu trop précipitamment sans doute, l’un et l’autre optent pour l’Amaretto. Qu’ils vident d’un trait. Après leur Cava à l’apéro, leur demi de blanc pour accompagner l’entrée et la bouteille de rouge du repas. Ces deux-là semblent à la fois heureux et tendus – difficile d’imaginer ce paradoxe, heureux et tendus, et pourtant c’est ce qu’elle ressent. Lui aux aguets, elle fébrile. Des regards lumineux qui se noient l’un dans l’autre, puis qui se parent d’ombre et de doutes dès qu’ils se quittent.

Elle ne sait pourquoi, mais Patrizia a un mauvais pressentiment. Peut-être n’aurait-elle pas dû poser la question d’usage. Peut-être est-ce le verre de trop. La femme se lève, trébuche sur le pied de table, il la soutient, ils partent.

Et la soirée va. Patrizia en sert des Limoncello et des Amaretto « pour la maison ». Au couple de petits vieux qui s’apprête à rentrer sagement, heureux de cette soirée toute simple encore volée à l’éternité. Aux gars venus arroser entre potes la victoire du Standard contre Westerlo. À cette grande tablée d’anniversaire. Et à cette femme qui écrit seule à sa table et se donne le temps du petit « pousse » pour ciseler sa conclusion. La serveuse en oublie ce couple de naufragés.

Patrizia boit son potage, l’œil rivé sur la télé. Guerre en Syrie, réchauffement climatique, divorce de Brad Pitt et d’Angelina Jolie. Quand elle est seule, elle a besoin de ce bruit de fond, de ces images qui défilent comme un décor, tableaux variés d’un maître contemporain qui donnerait à voir l’état du monde. Elle entend, elle voit, sans plus. Mais aujourd’hui, c’est différent. Elle écoute, elle regarde. Elle attend avec impatience le sujet sur le procès du moment. Dans le box des accusés, l’amant de ce fameux soir. Les traits de son visage n’ont plus rien à voir avec le sourire, les yeux éperdument amoureux de celui d’il y a 18 mois. Il est défait, ailleurs, loin, très loin même… Elle n’est plus là. Et elle est partout, sur les écrans de la salle d’audience, à la Une des journaux. Elle est multiple : lumineuse et pleine de bleus, tellement vivante et tellement morte.

Et ce contraste entre l’avant et l’après, Patrizia le vit dans sa chair…

Cela fait des mois qu’elle retourne dans sa tête tous les éléments qui ont été déversés dans la presse locale dès le lendemain de ce fameux soir. La radio d’abord a fait écho d’un cadavre de femme découvert dans la chambre d’un hôtel de sa ville. On soupçonnait le compagnon, un caricaturiste en vue, de l’avoir tuée. Crime passionnel, violence conjugale, les supputations allaient bon train. Un titre parmi d’autres, un fait divers anonyme, auquel on ne fait a priori pas plus attention qu’aux autres informations distillées en quatre minutes au journal parlé du matin. D’autant moins lorsqu’on n’y connaît rien en dessins de presse. Mais quand les sites web puis les journaux ont posé des images sur ce fait divers, l’anonyme a eu un visage. Un visage qui aurait lui aussi pu passer rapidement aux oubliettes si Patrizia n’avait pas reconnu la femme amoureuse du resto. À présent qu’elle
« connaît » la dame sur les photos, ce fait divers banal n’est plus un fait divers banal. C’est plus fort qu’elle, il faut qu’elle lise toutes les lignes de tous les journaux qui parlent de l’affaire, qui racontent dans les moindres détails comment cette femme rayonnante est morte sous les coups de son artiste de conjoint. Et voilà qu’elle se sent responsable d’avoir peut-être offert le verre de trop…

Cela fait des mois que cet événement affecte sa propre vie, qu’elle a projeté cette histoire dans la sienne, que son couple bat de l’aile, à force de questionnements sur l’amour, le bonheur et toutes ces choses si fragiles, qu’on considère pourtant souvent pour acquises…

Pourquoi est-elle tellement touchée ? Des couples, elle en voit tous les soirs, chacun avec son histoire, son « air » d’aller bien ou pas, mais que sait-on d’une vie quand on n’en voit que quelques bribes ? Pourrait-elle elle aussi tuer par « amour » ? Bascule-t-on si vite de l’autre côté ? Si on fait abstraction de l’acte – la mise à mort finale – cette histoire n’est-elle pas simplement l’histoire de n’importe quel couple qui patauge pour retrouver le goût initial ?

De ces deux-là, elle a gardé ce joli dessin laissé sur une feuille A4 un peu fripée, ces personnages croqués sur le coin de la table, prêts à sauter dans une case de BD. Il en avait du talent cet amant, qui passait sa nervosité en griffonnant… Sans savoir de qui il s’agissait, juste parce qu’elle trouvait ça beau, elle a eu envie d’emporter cette œuvre éphémère avec elle ; elle avait pensé l’encadrer tant elle était sous le charme, mais n’a jamais pris le temps de le faire…et puis, on l’aurait pris pour une folle de conserver le dessin d’un tabasseur de femme !

Voilà ; c’est le moment. Gros plan sur l’accusé, voûté, les mains sur le visage. Retour au direct, dans la salle des pas perdus ; le journaliste commente les éléments de cette troisième matinée de procès. Un nouveau témoin de la défense, sorti du chapeau en dernière minute. Un témoignage qui peut tout changer : le médecin de famille a expliqué que les bleus, les ecchymoses sur le corps de la victime sont dus à la maladie qu’elle a contractée quelques années plus tôt, et qui gagnait du terrain à une allure folle, ne lui laissant que peu de temps. « Type 3, forme la plus grave et la plus rare de la maladie de von Willebrand », a précisé le médecin durant l’audience. « Le sang ne se coagule plus correctement, le malade se couvre d’hématomes sans raison apparente, il peut même saigner au niveau des articulations et des muscles. La maladie est héréditaire. »

Le journaliste interroge la sœur de la victime, effondrée face caméra : elle n’était pas au courant de la maladie. Personne ne présente ces symptômes dans la famille. Elle a peine à y croire. Non, sa sœur n’avait pas encore d’enfant, mais elle lui avait dit qu’elle en voulait deux ou trois et qu’elle comptait faire vite pour la rattraper. L’avocat du prévenu assène :
« ces nouveaux éléments mettent hors de cause mon client ; il n’a jamais porté de coups à sa compagne, contrairement à ce que les enquêteurs et les médias ont donné à penser ». Panoramique sur le Palais de justice ; on sent l’effervescence, les journalistes partent à l’assaut des avocats, de la famille de la victime, des amis du prévenu, en quête de la réaction-choc, de la petite phrase qui fera la différence dans leur média respectif et sera reprise sur les réseaux sociaux.

Patrizia n’en revient pas ; assise devant son potage froid, elle triture le dessin entre ses doigts. Elle se sent soulagée ; c’est comme si on parlait de son propre frère, depuis le temps qu’elle vit avec son histoire ! Elle n’a jamais cru en la culpabilité de « son » artiste. Ces yeux-là plongeaient si profondément dans ces yeux-là… Pourquoi le médecin n’a-t-il pas témoigné plus tôt ? Pourquoi l’accusé n’a-t-il pas parlé de cette maladie, alors que cet élément était déterminant pour lui ? Elle ne le saura jamais : elle n’écoute plus rien à présent. Elle est perdue dans ses pensées, allégée d’un poids qui la tétanisait depuis si longtemps… Le dessin entre les mains, elle comprend soudain qu’elle détenait depuis le début tous les éléments permettant de disculper l’amant : ce n’est pas sur le set de table, la serviette ou une quelconque feuille de calepin que l’homme avait dessiné. Non, de l’autre côté des croquis, c’est une lettre en provenance de l’hôpital qu’elle avait découverte. Des analyses médicales. Elle n’y avait pas prêté attention ; elle n’y connaît rien et n’aurait de toutes façons pas pu interpréter les résultats. Elle s’en veut pourtant… Son témoignage aurait pu dès le départ mettre un terme à l’action judiciaire et à ce déballage médiatique.

Elle pose à nouveau les yeux sur le dessin et soudain, son regard se glace. Entremêlés aux personnages, crayonnés en plusieurs graphies, des arrondies et des plus angulaires, de petites lettres et des énormes, des traits remplis de motifs géométriques, d’autres noircis ou dégradés, ces mots répétés encore et encore : « fais-le » et « s’il te plaît »…

Elle vient de comprendre. Non, ce n’est pas la maladie qui a tué la douce. Mais elle la faisait souffrir atrocement et lui volait son avenir… « Fais-le », « s’il te plaît », implorait-elle ce soir-là entre deux gorgées. Et chaque fois qu’elle le lui demandait, il dessinait ses mots, comme pour se sortir de la tête les sentiments mêlés qu’ils faisaient naître en lui. C’est pour cela qu’il n’a rien dit et s’est laissé accuser ; il a accédé à cette ultime requête. Il l’a tuée, non au cours d’une sordide dispute qui aurait mal tourné. Mais par amour.

Ce soir sans doute, l’amant sortira libre, définitivement blanchi. Libre aux yeux des hommes, mais tellement enchaîné au plus profond de lui ; de ces chaînes qui le tiennent, lui, mais l’ont libérée, elle. Patrizia sait qu’aux yeux de la loi, il serait de nouveau derrière les barreaux si elle livrait sa vérité. Celle qu’elle est peut-être seule à connaître. Celle dont son imagination trace les contours.

Comment s’y est-il pris ? Était-elle déjà si loin qu’il n’a eu qu’un petit coup de pouce à donner à la mort ? Une méthode douce, indolore ? Quelques gouttes d’un poison versé incognito dans l’un de ses verres ? Les interrogations n’en finissent pas de fuser. Finalement, Patrizia se dit que les apéros, vins et pousse-cafés les ont aidés, lui à passer à l’acte sans trop réfléchir, elle a gardé le cap dans sa funeste décision… Et cette idée l’apaise.

Devant l’écran qui continue de déverser ses pubs tonitruantes vantant la douceur d’une crème pour les mains ou le confort d’une voiture allemande, Patrizia pose le dessin à plat sur la table ; elle le lisse du bout des doigts. Elle ne pourra jamais l’encadrer. Les mots enrubannés autour des croquis sont autant d’aveux corroborés par la « face B » de ce bout de papier finalement très compromettant. Elle avait déjà acheté l’encadrement et commandé le passe-partout grisé qui le mettrait en valeur. Le mur de son salon restera vide, en attendant qu’un autre artiste vienne griffonner quelques motifs sur un coin de table du Vulcano. Quel mystère humain se cachera à l’autre bout de son crayon, entre la mine et le cœur torturé, entre la main et un coin secret du cerveau ?

À présent, elle peut reprendre le cours normal de sa vie, avec un secret à préserver et quelques fissures de plus dans la carapace de son couple. Il n’a jamais compris que cette histoire l’atteigne autant ; elle n’a jamais pu expliquer pourquoi ; ils se sont peu à peu éloignés, imperceptiblement, mais irrévocablement…

– « Vous prendrez bien un verre pour la maison ? » Patrizia apporte à la tablée un chariot complet de bouteilles de Grappa, d’origines et d’âges différents. Et un « chauffeur », pour dégager les arômes délicats de l’alcool. Quand, comme ce soir, des avocats viennent dans son restaurant, elle sort le grand jeu. Ils commentent l’affaire du jour, le rebondissement qui leur permet de clôturer un peu plus tôt que prévu cette affaire hors du commun. Elle écoute ; elle se tait. L’un d’entre eux sans doute connaît vraiment la vérité.

En face, les lumières du Palais de justice se sont éteintes une à une.