Il marche ou il marchera. Le futur, tout simplement, se prend parfois pour un présent narratif.

Il marche, le dos un peu courbé, à travers les champs de blé ravagés par l’orage de la veille, sur les allées de terre grise que dérouleront lascivement, sous ses souliers fatigués, les ombres lasses et serviles des peupliers. De toute façon, le décor importe peu.

Ce n’est qu’une personne, pas encore vraiment un personnage. Bien entendu, il se dégage des lignes qui précèdent comme un parfum de Demain, dès l’aube mais ce n’est à ce stade qu’un vague effluve, à peine perceptible, une réminiscence culturelle, rien de plus. Le poids du deuil sur ses épaules n’est donc qu’une hypothèse de lecture pour les plus perspicaces d’entre vous.

Il marche et l’histoire elle aussi progresse, quelques microgrammes de poudre d’encre à chaque mot pour un peu de poussière à chacun de ses pas. Le récit et l’homme marchent vers le Sud-Est, côte à côte ou presque.

Il porte un sac à dos assez volumineux. Un modèle étudié pour la randonnée avec des poches latérales aisément accessibles. Accroché à une lanière du rabat supérieur, un bidon de plastique de trois ou cinq litres – vide à n’en pas douter – se balance à chaque enjambée. L’homme est vêtu d’une chemise, peut-être un peu grande pour lui – il a dû maigrir, récemment – et d’un pantalon militaire. Il porte aussi un gilet de pêche. Si on fait un inventaire rapide, l’ensemble de sa tenue doit bien compter une quinzaine de poches. Aucune ne paraît vide. Ce n’est pas un voyage improvisé, pas non plus un périple de quelques jours. Quelque chose de sérieux, à n’en pas douter. Hier, il a été réveillé par le tintement discordant des clochettes accrochées au cou des chèvres qui passaient à l’orée du bois où il avait établi son campement, là où il s’était foulé la cheville, quelques jours plus tôt. Une racine traçante cachée sous une touffe de bruyères, pas même en fleurs. Encore à moitié endormi, il avait suivi le charivari des bêtes descendre vers le petit coin de verdure qu’on apercevait entre les arbres. Demain, il reprendra la route. Par prudence, il s’est confectionné une attelle. Deux morceaux de bois écorcés, ceinturés par une paire de lacets. Dans la ribambelle de poches, se trouve bien entendu un couteau de survie et de quoi, entre autres choses, entretenir des chaussures de marche. Rien ne sert de jouer les robinsons tant qu’on n’est pas sur une île. Pour la béquille, il suffit d’une branche morte et d’un peu de tissu. Le look Long John Silver, une autre histoire d’île. Décidément, il y a des métaphores dont on ne se débarrasse pas facilement.

Les attelles et la béquille finiront dans le feu qu’il allumera quatre jours plus tard sur les contreforts des Alpes. Un lapin pris au collet, cela mérite bien de prendre quelques risques. Il sera tenté de laisser le feu allumé pour la nuit mais il se contentera de quelques pierres mises à chauffer dans la braise et qu’il glissera sous son lit de branchages pour casser la fraîcheur que le crépuscule dépose sur l’adret. D’aucuns prétendent que la nuit porte conseil mais lui n’en a cure. C’est uniquement de sommeil dont il rêve car la vie vient de lui apprendre que la fatigue du voyage ne suffit pas à chasser les cauchemars qui transpercent ses insomnies et le rembourrage de son sac de couchage, comme les aiguilles des sorciers les poupées de chiffon.

Les chèvres au loin, il a repris son somme. La mort en moins – mais si peu – il est désormais notre Dormeur du Val et je n’ai guère envie de le réveiller. Je ne prétendrai pas que le privilège des auteurs est de connaître la fin de l’histoire puisqu’elle nous surprend le plus souvent mais je ne me fais aucune illusion sur son sort. Le destin n’y est pour rien, son signe astral encore moins. Aujourd’hui, il n’est que souffrances ascendant bourreaux. Pour lui, le Zodiac, c’est un bateau pneumatique gonflé de ce qui lui reste d’espoir. On en revient à cette fameuse île, toujours. Le récit ne lui laisse guère de chance. Ce n’est pas son bi- don de trois litres – ou cinq, la question n’est pas là – qui le sauvera de la noyade. Il n’a pas eu le temps de devenir mon personnage qu’il n’est déjà plus qu’un fait divers, une donnée statistique de plus.

*

Je passe la main. J’abandonne. Je l’ai porté jusqu’à la fin de la page deux ou presque. Je lui ai évité les mauvaises rencontres, j’ai consciencieusement rempli son sac, j’ai soigné sa cheville, ajouté l’anecdote des chèvres pour enjoliver le récit. Je crois même avoir suscité chez vous une certaine sympathie pour cet homme-là, qui marche à travers bois. Ne m’en demandez pas plus. Ne comptez plus sur moi pour vous décrire toute la détresse du monde, vous parler du passeur qui ne manquera pas de le détrousser, de lui dérober son canif multifonctions, un Leatherman, le genre de couteau peu ordinaire qu’on achète qu’une fois dans une vie, un vraie boîte à outils à lui tout seul. Je n’ai pas envie de dépeindre la brousse des barbelés, l’éclat des miradors, d’évoquer le parfum de la peur et le chant grave des matraques sur les côtes. Ni, à la fin probable de ce récit, la flétrissure du sel sur la peau gonflée des noyés.

Je vous le laisse. Il vous appartient autant qu’à moi. Lire, c’est une vraie responsabilité. Les images, j’en suis persuadé, se bousculent déjà dans votre mémoire. Vous ne savez d’où il vient ni où il va mais il vous est familier. Vous l’avez vu échoué sur les plages d’Italie ou de Grèce. Vous l’avez vu réfugié, immigré, infiltré peut-être, instrumentalisé par une gauche qui se souvient et par une droite qui ne reconnait dans l’histoire que les périodes d’amnésie. Je sais que vous, vous ne l’abandonnerez pas. Vous le réveillerez doucement. Le coup des chèvres, c’est déjà fait mais vous avez en réserve la caresse d’un rayon de soleil, le chant d’un rossignol ou peut-être même le chien errant qui lui lèche la joue.

*

Pas mal, l’idée du chien, je vous félicite. Un compagnon de voyage qui reniflera le danger, partagera le lapin un peu trop cuit, jappera devant un pont de bois trop incertain, aboiera devant la porte qu’une cabane que l’homme croyait vide, mordra la main qui tenait la carabine. Du tout petit plomb mais, tout de même…

Je vous fais confiance. Des loups, il n’entendra que les hurlements et ses pas ne croiseront aucune des vipères qui se dorent au soleil des récits d’aventure dès que les roches sont sèches et les chemins caillouteux. Peut-être même, bercé par votre lecture, parviendra-t-il à dormir une nuit ou deux sans se réveiller trois ou quatre fois, hagard, les yeux fous, grands ouverts sur les corps sanglants de sa femme et de son fils, enfouis sous les décombres.

Peut-être même, sur la fin du périple, quelque part en Sicile, en bordure d’une oliveraie éblouie au soleil, fera- t-il grâce à vous une rencontre heureuse, de celles qui comptent dans une vie d’homme. Bien sûr, après les frontières, il y aura la barrière de la langue mais vous vous débrouillerez. Jusqu’ici, vous l’avez préservé du pire et vous lui avez trouvé un animal de compagnie. La race importe peu. Un bâtard qui sent le chien mouillé après la pluie, le chien de chasse pendant la battue, le chien de fusil quand il est l’heure de s’endormir au coin du feu.

L’homme ou la femme qu’il rencontrera auront un certain âge. Inutile de les décrire. Ils tiendront sans doute un peu de vous, mais je ne suis même pas certain que vous en aurez conscience. Une forme de mimétisme, une stratégie d’adaptation qu’instrumente le lecteur face à la toute-puissance prédatrice de l’auteur que vous imaginez jouir du droit de vie et de mort sur ses personnages.

L’hôte ou l’hôtesse seront bienveillants. L’Auvergnat de Brassens, voilà sans doute une référence qui vous conviendra sinon, je peux aussi vous proposer d’aller Chez Lorette avec l’ami Delpech. Vous aimez la cuisine italienne – tout le monde aime la cuisine italienne – et vous n’aurez aucune difficulté à encombrer la table de pâtes al dente, d’antipasti un peu trop copieux et d’assiettes ébréchées ici ou là par l’éclat de rire d’une fin de noce ou par la larme, vite enmouchoirée, d’un souper de funérailles.

Un bateau l’attend, vous l’avez compris. Il parle d’un Zodiac mais vous savez bien que ce n’est qu’un terme générique. Vous ne savez pas encore comment on dit « rafiot » en italien mais vous le saurez bien assez tôt.

Pendant qu’il dormait, vous êtes descendu sur le port. Vous connaissez le passeur. Ici tout le monde est l’oncle ou le cousin de quelqu’un. Vous avez insisté pour vérifier l’état de l’embarcation. Il y a dans l’air un peu de brise marine et un vent de chantage qui fait frémir un peu l’assurance du gros homme. Les bougies et le démarreur seront changés, il vous en a fait la promesse. Des fusées de détresse, il en trouvera avant le soir du départ, cela aussi il vous l’a promis. Le passeur vous a donné sa parole. Ici, ce sont des choses qui comptent, même chez les ordures.

L’île n’est pas si lointaine et la météo prévoit une mer d’huile, ou presque. Le « presque » vous inquiète un peu mais ici on vit dans la clameur des vagues depuis assez longtemps pour pouvoir traduire sans trop d’erreurs le clapotis de l’eau sur les pierres grasses du quai. La traversée devrait être sûre.

Vous avez bien entendu promis de vous occuper de son chien. Après tout, c’est la moindre des choses. C’est un peu de votre faute s’il nous fait ses yeux de cocker – au moment du départ de leur maître, tous les chiens sont des cockers – couché dans un panier improvisé près de la cuisinière.

L’homme a déposé sur la table, à droite de son assiette, le bidon vide qu’il transporte depuis son départ et qu’il ne quitte jamais, même pour dormir. Peut-être vous faudrait-il interroger l’auteur mais vous ne semblez pas vouloir vous y résoudre. C’est pourtant un point sur lequel ce dernier a insisté lourdement, dès les premières lignes. Instinctivement, vous avez compris qu’il vous faudra en détourner son attention si vous voulez sauver ce personnage. Vous soupçonnez l’auteur de vouloir faire de ce bi- don une sorte de bouée à laquelle l’homme se raccrochera vainement. Vous êtes en effet persuadé que le récipient est percé : un petit trou à peine perceptible occasionné par la chute suite à laquelle il s’est foulé la cheville. À moins qu’il ait un peu fondu, mais si peu, en frôlant une des pierres chaudes d’un des rares foyers allumés sur son parcours à travers l’Europe. Vous êtes convaincu que l’auteur a voulu vous faire vivre un drame et que, sous prétexte de sensibiliser la lectrice ou le lecteur que vous êtes, il est prêt à sacrifier son personnage, à le vouer à une mort des plus horribles dans les eaux bleues de la Méditerranée.

Il ne vous reste qu’une solution. Elle vous contraint à sortir, une fois de plus, de votre rôle de lecteur mais peu vous chaut. Vous avez vu tomber la tête de Julien Sorel, pendre Esméralda, s’empoisonner Madame Bovary. C’en est trop. S’il est un personnage qui puisse être sauvé, c’est celui-là. Ce n’est encore qu’un héros de nouvelle. Il n’a même pas de nom.

L’homme dort profondément. Il y a un bon brin de lune, assez pour contourner le lit sans rien heurter. Le bidon est si léger. Le bouchon est bien serré mais c’est une tentation à laquelle vous ne céderez pas. Le trou est à peine visible cependant il légitime vos soupçons. Au garage, il y a un vieux vélo dont vous ne vous servez plus depuis des années. Accroché à la selle, couverte d’un léger voile de moisissure, il y a une pochette de cuir qui contient encore l’une ou l’autre rustine. Les gestes reviennent. Frotter autour du trou avec un peu de papier abrasif, encoller la surface à réparer, attendre que la colle n’adhère plus sous le pouce et presser énergiquement pendant quelques secondes. Ce n’est pas très concluant mais il faudra bien s’en contenter. L’auteur ignore certainement que cette colle n’est en fait qu’un dissolvant qui agit par vulcanisation à froid et donc que, sur du plastique, le procédé n’au- ra de toute façon guère d’effet. C’est un risque à prendre.

Il ne vous reste qu’à retourner dans la chambre et à reposer le bidon au pied du lit. Pour vous, cet homme est sauvé désormais et l’auteur ne se rendra compte de rien. Vous l’avez bien vu, les détails ne le préoccupent guère.

*

Pour échapper aux rondes des carabiniers, le bateau partira demain en début de nuit. C’est votre dernier repas en commun. Hier, il vous a serré dans les bras quand il a vu la rustine. À l’intérieur du bidon, il y a un peu d’air de son pays. Cela n’a pas été simple mais il a trouvé les mots pour le dire et vous pour l’entendre. La fameuse barrière de la langue est maintenant grande ouverte sur son jardin secret, sur des ruines fumantes, sur une main inerte qui dépasse des éboulis, sur le souvenir des coups qui lui ont dévasté le visage.

Le souper touche à sa fin. Tout est prêt, même le silence qui suit les départs. Il faudrait maintenant repousser les chaises, enfiler la grosse veste de laine dans laquelle il flotte un peu, mais vos quatre coudes sont encore posés sur la table.

« L’ultimo ? Per la strada… »

Personne ne s’est rendu compte que le ton de la voix a changé, que l’auteur a repris la parole et tire à nouveau les ficelles. Il ne l’avouera jamais, mais il la trouve bien pratique cette coutume du pousse-café : pas même besoin d’un ultime coup de théâtre ou d’un quelconque revirement de situation. L’hôte ou l’hôtesse ne sont plus à nouveau que des figurants. L’homme, lui, sourit. Il n’est conscient de rien. Le vin que vous lui avez fait boire pendant le repas a adouci ses gestes, effriter ses défenses et sans doute aussi quelques-uns de ses souvenirs. Cette boisson-là est jaune et brillante, le verre qu’on lui tend si froid sous la paume. Ce n’est pas une impression désagréable.

Il déguste le limoncello à petites gorgées. Un premier verre puis un second. Un troisième peut-être.

Il prend son temps, tout le temps qu’il faut pour sentir la liqueur bercer ses papilles et peu à peu endormir ses rêves de fuite. Il est trop tard désormais. On ne saura jamais comme on dit « rafiot » en italien. Le bateau est parti sans lui vers l’île de Lampedusa dont, dans sa folie, il s’était fait une Amérique.

Peut-être le lendemain, descendra-t-il sur les quais avec son chien pour attendre le prochain départ mais rien n’est moins sûr. De toute façon, le navire a coulé au large, vous le savez, la fatalité emprunte aux déferlantes leurs embruns iodés.

Le personnage est-il sauvé pour autant ? Ce serait trop simple. Dans le village, sa folie fait un peu peur. Le bidon vide qu’il trimbale sans cesse avec lui, ne n’est décidément pas normal. Et puis son chien attaque les poules. Ce n’était pas un cocker en fait. Tout le monde peut se tromper. Alors, il y aura cette terrible bastonnade, à la sortie du village, un soir où, précisément, le chien s’amusait loin de là, dans un poulailler, au pied de la colline. Un coup méchant à la tête. Mortel.

C’est vous qui prendrez en charge les funérailles. Discrètes. Juste le chien derrière le cercueil, comme il se doit, pour alimenter les albums d’images d’Épinal. Jusqu’au crématorium. Il pleut un peu. Cela aussi, on s’y attendait.

Quelques cendres dans une urne. Plus tard, vous les transvaserez dans le bidon – cela vous semblera si évident – et vous emballerez le récipient dans un épais papier kraft puis vous ficellerez le tout, consciencieusement, comme un de ces jambons qui pend à une poutre de traverse.

Un jour peut-être, là-bas, au Nord, la paix reviendra. Les guerres civiles ne sont pas éternelles. La vie reprendra, on reconstruira les immeubles éventrés par la gifle sanglante des mortiers. Les hôpitaux aussi panseront leurs plaies de béton et d’acier et les feux tricolores repasseront au vert.

Sans doute, au début, la distribution du courrier sera-t-elle un peu aléatoire mais vous pouvez attendre, rien ne presse plus désormais. Alors, un matin, le colis soigneusement amarré sur le porte-bagage de votre Vespa, vous monterez jusqu’à la ville. Pas question de poster cela au village, bien entendu. Avant de déposer le bidon au guichet – vous êtes un lecteur qui fait preuve d’une grande conscience professionnelle – vous relirez l’adresse que vous avez trouvée dans ses papiers et recopiée d’une main qui tremble un peu, la pointe de la langue entre les lèvres :

Cimetière d’Ixelles Chaussée de Boondael 478 Allée 4, secteur 6A 1050 Bruxelles BELGICA.

Et puis vous retournerez regarder l’horizon et, ensemble, nous tournerons la page.