critique &
création culturelle
Abattoir 5
Las des guerres et de guerre lasse

Il y a 50 ans, en pleine contestation de la guerre du Vietnam, l’écrivain américain Kurt Vonnegut Jr, comme on dégoupille une grenade, balançait à une Amérique déboussolée un étrange brûlot littéraire dont le récit éparpillé « façon puzzle » n’a pas fini de hanter les consciences.

Pourquoi ce roman si déconcertant est-il reconnu aujourd’hui comme l’un des chefs-d’œuvre de la littérature US ? Impossible de répondre à cette question si on se place dans une perspective vonnegutienne, car toutes les questions commençant par « pourquoi » sont reléguées dans les espaces infinis de l’absurdité cosmique.

Un rapide topo biographique pour commencer : né à Indianapolis en 1922, Kurt Vonnegut Jr a longtemps été considéré comme un auteur de science-fiction, étiquette qu’il refusa énergiquement jusqu’à son décès en 20051 . Quittant l’université en 1943 pour aller faire la guerre en Europe, il sera fait prisonnier par les Allemands et subira le terrible bombardement allié qui rasa la superbe ville de Dresde, en 1945. Il ne devra son salut qu’au fait d’avoir pu se réfugier dans le sous-sol de l’« abattoir 5 » où il était détenu. Schlachthof-Fünf ! Slaughterhouse-Five ! Un nom aboyé qui résonnera longtemps dans sa tête. Il sera à jamais marqué par cette expérience qui en fera un pacifiste convaincu, dans bon nombre de ses écrits et dans ses engagements de citoyen révulsé par le bellicisme et les entreprises militaires américaines et autres (notamment en Irak), au point de se considérer publiquement comme apatride à la fin de sa vie.

Abattoir 5 , sans doute son plus grand succès de vente, occupe une place centrale dans l’œuvre de Vonnegut. Il voulait à tout prix rendre compte de ce bombardement effroyable et des épisodes de sa captivité. Mais une chose est d’écrire un livre de témoignage ou de souvenirs de guerre (voire un pamphlet de dénonciation), une autre est de sublimer le traumatisme vécu pour en faire un objet insaisissable qui prend le lecteur aux tripes et lui fait ressentir in vivo toute l’absurdité de notre destin collectif.

Abattoir 5 est un ovni (terme particulièrement approprié, comme on le verra) impossible à résumer, sauf à donner un aperçu de la page de présentation qui comporte un curieux paragraphe en plus petits caractères :

ABATTOIR 5
ou la croisade des enfants
roman

Farandole d’un bidasse avec la mort

par
Kurt Vonnegut Jr
Germano-américain de quatrième génération
Qui se la coule douce au Cap Cod,
Fume beaucoup trop
Et qui, éclaireur dans l’infanterie américaine,
Mis hors de combat
Et fait prisonnier
A été, il y a bien longtemps de cela,
Témoin de la destruction de la ville
De Dresde (Allemagne)
« La Florence de l’Elbe »,
Et a survécu pour en relater l’histoire.
Ceci est un roman
Plus ou moins dans le style télégraphique
Et schizophrénique des contes
De la planète Tralfamadore
D’où viennent les soucoupes volantes.
Paix.

Dès le début, le ton est donné et la forme fait sens : Vonnegut a créé en effet une véritable machine narrative qui, par ses zigzags, ne laisse aucun répit, au rythme d’une marche forcée dont on pressent qu’on ne ressortira pas indemne.

La première phrase du livre nous avertit de l’ambiguïté du contenu : C’est une histoire vraie, plus ou moins . Le narrateur, rescapé du bombardement devenu un opticien prospère, revient à Dresde dans les années 60 avec un vieux copain de baroud et décide, dès son retour aux USA, d’écrire un roman sur son expérience de guerre. Mais pas le type de livre qui pourrait donner lieu à l’un de ces films glorifiant le militarisme, interprétés par des acteurs à la carrure impressionnante et aux muscles d’acier du genre John Wayne2 . Il prend pour personnage principal un soldat nommé Billy Pèlerin, simple quidam plutôt passif et effacé qui, à la suite du traumatisme vécu, se découvre la faculté de se déplacer dans le temps et dans l’espace. Cela va lui permettre de passer instantanément d’une période de sa vie à l’autre, d’avant en arrière et vice-versa, par exemple de s’endormir contre un arbre dans la forêt des Ardennes pour se réveiller enfant, sous la douche, en Amérique, ce qui donne un récit éclaté où le lecteur est bousculé dans tous les sens par une série d’imprévisibles chocs temporels, comme s’il était sur une piste d’auto-tamponneuses ( temp onneuses ?).

En outre, en 1967, la nuit du mariage de sa fille, Billy va être enlevé par des extra-terrestres pour rejoindre la planète Tralfamadore où il vivra sous un dôme de verre, exposé nu à la curiosité de ses habitants et accouplé à une jolie et peu farouche starlette, la superbe Montana Patachon, enlevée elle aussi mais tous deux s’adapteront rapidement à leur nouvelle situation dans ce zoo humain. De toute façon, il n’y a pas de libre arbitre. Comme le répète invariablement le leitmotiv du livre à la fin de nombreux paragraphes relatant de tragiques épisodes, tous liés à la mort : « c’est la vie » (« so it goes » dans la version originale).

Les Tralfamadoriens sont d’étranges créatures dont les facultés de perception du temps et de l’espace sont démultipliées par rapport à celles des terriens ; ils sont dans une constante simultanéité. D’où leur apparente sérénité, car rien ne peut ébranler celui qui est capable d’accéder à cet oxymore : la permanence de l’instant. Si tout est permanent, tout est donc constamment visible. « Ce n’est qu’une illusion terrestre de croire que les minutes se succèdent comme les grains d’un chapelet et qu’une fois disparues elles le sont pour de bon. » Proustien, Vonnegut ?

Non dénué d’un humour subtil jouant sur l’incongruité, nimbé d’une ironie qui masque l’infinie tristesse, Abattoir 5 s’appuie sur cette philosophie tralfamadorienne pour en quelque sorte nier la mort ou la mettre à distance. D’où l’aspect paradoxal mais finalement acceptable de la traduction « c’est la vie ». La vie est dans tout et la formule en question ne signifie pas qu’il faut tout accepter avec résignation ; il s’agit plutôt d’un mantra pour affronter une mort qui n’est qu’apparente. Dès lors, on devrait pouvoir endurer les pires épreuves avec la placidité aux accents faussement fatalistes du narrateur. Billy lui, larmoie parfois sans raison visible, lorsqu’il est revenu à la vie civile. Car l’horreur aussi est à jamais présente.

En outre, Vonnegut ne lésine pas sur les scènes et les dialogues réalistes : rien ne nous est épargné, l’auteur tranche dans le lard, taille dans le gras. L’abomination et l’abjection de la guerre y sont crûment montrée jusqu’à la nausée, la violence confine au sadisme mais l’expression reste neutre, glacée comme les paysages hallucinés dans lesquels se débattent les marionnettes de ce théâtre de sang.

La variante spatio-temporelle du récit lui confère cet aspect chaotique qui est le reflet des événements vécus par des soldats et civils hébétés, jamais vraiment remis des chocs encaissés ; elle envahit le lecteur dans le même mouvement, lui permettant de percevoir sensoriellement ce que la simple lecture ne peut rendre.

Malgré sa vulnérabilité et sa faiblesse, Billy Pèlerin reste souvent passif dans l’œil du cyclone, tel un Gulliver des temps modernes, observant ce qu’on fait de lui avec une sorte de détachement. Cette passivité apparente va susciter une haine tenace de la part de co-détenus enragés dont l’un finira par avoir sa peau. Enfin, pas vraiment.

La haine mortifère qui suinte tout au long des pages rappelle l’hostilité que le roman a suscité non seulement à sa sortie, mais aussi au cours des campagnes de dénigrement qui ont suivi. Considéré comme obscène, ordurier, dépravé, immoral, anti-chrétien ou anti-américain, régulièrement attaqué en justice, retiré des bibliothèques de plusieurs universités, carrément brûlé dans un lycée du Dakota du Nord, le livre n’a cessé de subir un déferlement d’assauts violents ou sournois, au  point de figurer au vingt-neuvième rang des ouvrages classiques américains les plus souvent vilipendés ou menacés d’interdiction, liste établie par l’ALA, association des bibliothèques américaines. Il y est d’ailleurs en très bonne compagnie. So it goes.

Comment résonne aujourd’hui ce roman qui n’est que la partie la plus saillante d’une œuvre abondante orientée avec cohérence vers le même message désespéré3 ? L’écho de cette explosion littéraire engendrée par l’anéantissement d’une ville est hélas très actuel et sans doute éternel. Car le roman parle du caractère inéluctable de la violence humaine et de la manière dont elle entraîne tout homme, même peu enclin à agresser son prochain, dans un inextricable vortex.

Dans le livre, un metteur en scène dit ironiquement au narrateur qui lui a fait part de son idée d’écrire un livre contre la guerre :

« – Pourquoi ne vous lancez vous pas plutôt dans l’anti-glacier ? »

Sous-entendu : peine perdue, les guerres sont éternelles comme les glaciers.

On est malheureusement moins sûr aujourd’hui de la constance des glaciers. Quant aux guerres et à l’insondable bêtise humaine….

So it goes.

Même rédacteur·ice :

Abattoir 5

De Kurt Vonnegut
Traduit de l’américain par Lucienne Lotringer ( Slaughterhouse-Five , 1969).
Éditions du Seuil, 1971
189 p.