Vous avez été publiée très jeune, à vingt-cinq ans, et vous avez connu le succès avec Babyji dès vos trente ans. Est-ce parce que l’écriture a toujours fait partie de votre vie, dès le plus jeune âge ?

J’écris du plus loin que je m’en souvienne. J’ai d’ailleurs écrit mon premier roman quand j’avais treize ou quatorze ans, pendant les vacances scolaires. Il n’était pas terrible ! Puis j’en ai écrit un autre, durant l’été de mes dix-huit ans, que j’ai mis de côté. Finalement, après avoir empoché mon diplôme et déménagé à New York, j’ai écrit un roman expérimental qui doit toujours traîner quelque part dans un tiroir. Cela veut dire que lorsque j’ai travaillé sur mon premier roman publié, j’en avais déjà quelques-uns derrière moi. Et ce qui me semble intéressant à ce sujet, c’est que l’écriture évolue au fil du temps : mes livres dessinent ma propre ligne de vie, quand bien même il s’agit de fictions. Je me transforme à travers chacun d’eux.

Vous considérez-vous comme une auteure indienne ou anglophone ? Existe-t-il selon vous un roman indien qui pourrait s’identifier à des traits communs ?

C’est une question difficile parce que je ne peux penser à moi qu’en tant qu’écrivaine. Tous les qualificatifs qui peuvent suivre le mot « écrivain » me semblent obscurcir plutôt qu’éclairer les choses. J’ai vécu en dehors de l’Inde tout en maintenant des liens très forts avec mon pays, et mes livres prennent place dans des endroits très différents. Cela dit, en ce qui concerne ma vie personnelle, je me considère comme quelqu’un qui a grandi en Inde et y plonge ses racines.

Je ne pense pas qu’on puisse parler d’un « roman indien », tout simplement parce que vous ne trouverez jamais deux Indiens pour s’accorder sur ce que veut dire être Indien. Mes propres origines se divisent entre le Sud et le Nord du pays, où les cultures sont totalement différentes. L’Inde n’est absolument pas homogène, et encore moins les langues ou les romans qu’on y trouve.

Trois villes semblent dominer la géographie de vos romans : Delhi, New York et Paris. Est-ce aussi la trace d’un parcours personnel ?

Oui, les lieux sont très importants pour moi, au même titre que l’espace. La physionomie d’une ville détermine souvent le rythme de mes phrases, et parfois même d’autres éléments qui structurent le récit. Mais les lieux sont également des muses pour moi : même si je ne nourris pas toujours mon travail de mes expériences personnelles ou de mes souvenirs, je le fais des sensations d’un lieu qui sont gravées en moi. Cela prend du temps d’écrire un roman, et lorsque pendant des mois ou des années je suis plongée dans un même roman, c’est souvent l’endroit où il se déroule qui m’accroche à l’écriture d’une manière tangible. Je pense que mon écriture est finalement plus influencée par le lieu où je situe l’action de mon roman que par l’endroit où je suis en train de l’écrire.

Vous faites partie des quelques écrivains indiens, finalement pas si nombreux, publiés en français : comment expliquez-vous cet intérêt des lecteurs francophones ?

Je n’en ai aucune idée. Ce que je sais, de mon côté, c’est que je suis tombée amoureuse de la langue française et de la culture française lorsque j’approchais de la trentaine, et que depuis ma vie s’en est trouvée profondément enrichie. Voilà pourquoi ces lecteurs francophones me touchent particulièrement, et pourquoi cela me rend très heureuse, évidemment.

Comment avez-vous rencontré votre éditrice française, Héloïse d’Ormesson ?

J’avais rencontré l’ambassadeur de France à New Delhi et il avait lu mes romans. Il m’a dit qu’il avait un éditeur à me recommander. C’est assez amusant parce qu’Héloïse et Gilles, son compagnon, avaient rencontré l’ambassadeur par hasard quelques mois plus tôt, simplement en mangeant côte à côte sur une terrasse parisienne. Cette rencontre est donc le fruit d’heureux hasards.

Vos livres sont-ils lus de la même manière en Inde, aux États-Unis ou en France ?

Je pense que chacun a une lecture singulière d’un roman, selon ses propres expériences et sa vie personnelle. J’ai moi-même lu certains livres plus d’une fois, et chaque fois cette expérience de lecture a été différente.

La sexualité est également au cœur de vos romans, parce qu’elle vous semble au cœur de la vie de chacun ?
Elle est très présente dans des livres comme Babyji ou Dernier Été à Paris , mais pas vraiment dans l’Inde en héritage ou Sensorium. C’est vrai que c’est une facette importante de la vie, mais j’essaie d’écrire sur des sujets différents dans chacun de mes livres. Après tout, nous sommes des créatures complexes, n’est-ce pas ?

Cette question de la sexualité est toutefois au centre de l’attention en Inde aujourd’hui : quel regard portez-vous sur les récentes affaires de viols et leurs conséquences dans la société indienne ?

Je pense qu’il y a, en Inde, une grande violence dans le regard que posent les hommes sur les femmes. Il ne faut parfois que quelques minutes pour que l’ambiance change complètement lorsque la nuit tombe. Toutes les femmes qui ont grandi là-bas peuvent le ressentir, et cela n’a rien d’agréable. J’ai ainsi beaucoup voyagé en bus, de ville en ville, et j’ai pu palper cette énergie soudainement différente, tout comme les autres femmes présentes d’ailleurs. Je me souviens de m’être rendue dans un quartier très commerçant de New Delhi afin d’y faire réparer le disque dur de mon ordinateur. Il était très agréable d’aller de magasin en magasin durant l’après-midi, et les vendeurs étaient aussi serviables que chaleureux. Mais vers dix-huit heures, comme cela arrive souvent en Inde, il a fait noir soudainement et je me suis alors rendu compte que les quelques femmes qui travaillaient là s’empressaient de partir. Et c’est ce que j’ai fait à mon tour. Dès que le jour s’achève, plus aucune femme n’est en sécurité à New Delhi. Il m’a toujours semblé que le Sud de l’Inde était plus sûr et moins violent pour une voyageuse. Je pense que le système judiciaire est défaillant et que la machinerie légale est cassée. Bien entendu, cela joue un rôle important dans les événements actuels, sans compter que l’incurie de la police est légendaire dans le Nord.

L’Inde reste trop méconnue en Europe — qui chez nous peut simplement nommer son Premier ministre ou le nom d’une vedette indienne ? Et même si Europalia.India propose de partir à la rencontre de la culture indienne, quels seraient, selon vous, les facteurs déterminants pour qu’enfin l’Europe s’ouvre à l’Inde ?

Vous savez, je ne sais pas si connaître le nom de son Premier ministre ou de l’une de ses vedettes est un baromètre fiable des connaissances que l’on peut avoir sur l’Inde. Ce sont la plupart du temps les voyages qui m’ont ouvert les yeux sur un pays, parce qu’ils engendrent de véritables interactions, avec des personnes réelles. Tous les pays colportent une image, et l’Inde échappe d’autant moins à cette règle qu’elle frappe les esprits. Les Indiens ont une image de l’Inde, les Occidentaux et les Orientaux en en une également. La variété des langues et des cultures multiplie certainement encore ces représentations. Ainsi, le pays a longtemps été considéré comme un haut lieu de la spiritualité, mais je pense que son importance en tant que puissance géopolitique et économique sera déterminante pour comprendre l’Inde au xxie siècle.

Quels conseils de lectures donneriez-vous à un jeune Belge souhaitant découvrir la littérature indienne contemporaine ?

Je lui suggérerais de lire des romans de chaque génération née après l’indépendance du pays. En commençant peut-être par Train pour le Pakistan de Khushwant Singh (Autrement) pour comprendre la rupture entre l’Inde et le Pakistan. Ensuite des livres de Salman Rushdie, comme les <em<Enfants de minuit (Stock), et l’Équilibre du monde de Rohinton Mistry (Livre de poche). Ils dépeignent tous le canevas politique de l’Inde moderne, sans lequel il est difficile de comprendre le pays.

Quel est le dernier roman que vous ayez lu et aimé ?

J’ai beaucoup aimé les Savants de Manu Joseph. En l’occurrence, je pense qu’il sera en résidence à Bruxelles durant le festival Europalia.India !

Cet article est précédemment paru dans la revue Indications n o 399.