critique &
création culturelle
Americanah
Une histoire d’amour et d’exil

Dans Americanah , roman foisonnant sur le déracinement, la question raciale et le retour au pays, Chimamanda Ngozi Adichie emmène ses lecteurs entre le Nigéria et les États-Unis, dans le sillage d’une héroïne brillante, Ifemelu, et de personnages déterminés et vibrants.

« Espérer trouver un coiffeur de tresses à Princeton n’était pas raisonnable – les rares résidents noirs qu’elle y avait vus avaient la peau si claire et les cheveux si raides qu’elle ne pouvait les imaginer tressés ».

L’histoire commence à Trenton, New Jersey. Ifemelu vient de parcourir cinquante kilomètres en train pour se faire tresser les cheveux avant de rentrer au Nigeria. Les quelques heures nécessaires au tressage vont être l’occasion pour elle de passer en revue ses quinze années passées en Amérique.

À l’âge de vingt ans, Ifemelu, cette jeune femme curieuse et assoiffée de découvertes, débarque à Philadelphie pour poursuivre ses études. Elle laisse derrière elle Obinze, son grand amour. Bien qu’il ait toujours rêvé de l’Angleterre, celui-ci a promis de la rejoindre au plus vite, le temps de régler quelques formalités administratives. Les débuts d’Ifemelu au pays de l’Oncle Sam sont difficiles. Les États-Unis révèlent leur côté impitoyable presque immédiatement. Dès son arrivée à l’aéroport, notre protagoniste  découvre une partie de son identité que l’Amérique construit pour elle : elle est Noire. Désormais, toute interaction sera conditionnée par cette donnée, à laquelle elle n’avait pourtant jamais pensé plus d’un instant.

Malmenée par certains aspects de cette société toujours profondément divisée par les questions raciales, Ifemelu ne se laisse pas abattre et entreprend, dans un premier temps, de se conformer au mode de vie américain. Elle adopte cet accent qu’elle avait jusqu’alors trouvé « fruste » et se fait douloureusement défriser les cheveux, sous les conseils d’une recruteuse, pour avoir de meilleures chances d’obtenir un emploi. Plusieurs passages du roman se déroulent d’ailleurs dans des salons de coiffure et les cheveux noirs y sont évoqués de manière quasiment sociologique :

« Mes cheveux épais et naturels feraient leur effet si j’avais un entretien pour être chanteuse dans un orchestre de jazz, mais il faut que j’aie l’air professionnel pour cet entretien, et professionnel signifie avoir les cheveux raides. S’ils devaient être bouclés, il faudrait que ce soit des boucles de Blanche, souples, ou au pire des anglaises, mais jamais des cheveux crépus. »

Mais les disparités entre Ifemelu et les afro-américains ne cessent de se révéler de façon toujours plus manifeste, et c’est ainsi qu’elle décide de laisser tomber le défrisage et le parler nasal des américaines. Elle renoue avec son identité propre, puis ouvre un blog sous-titré Observations diverses sur les Noirs américains (ceux qu’on appelait jadis les nègres) par une Noire non américaine . De courts extraits de ses billets parsèment le roman. Elle y partage, anonymement, sa vision d’un pays où « le racisme existe mais les racistes ont disparu », et récolte rapidement un certain succès grâce à son ton direct et mordant :

« J’ai acheté une robe vintage sur eBay l’autre jour, datant de 1960, en parfait état et que je mets souvent. Quand sa propriétaire la portait, les Noirs américains n’avaient pas le droit de vote parce qu’ils étaient noirs. (Et peut-être la propriétaire était-elle une de ces femmes, sur la célèbre photo sépia, massées devant les écoles en criant « singes ! » à de petits enfants noirs parce qu’elles refusaient qu’ils aillent en classe avec leurs petits enfants blancs. Où sont ces femmes aujourd’hui ? Dorment-elles sur leurs deux oreilles ? Pensent-elles à l’époque où elles criaient « singes ! » ?) »

Pendant ce temps-là, Obinze, qui n’a pas réussi à en découdre avec les services américains d’immigration, tente sa chance en Angleterre… de façon « illégale ». Blessé par le traitement qu’il y reçoit (le racisme et la brutalité ne sont pas l’apanage de l’Amérique), il revient construire une vie au Nigeria. Ifemelu, quant à elle, déménage de ville universitaire en quartier branché.

L’élection de Barack Obama est à la fois un événement historique et un matériau de première qualité pour son blog :

« [Son petit ami] devint bénévole de la campagne d’Obama… Un jour il lui parla d’une vieille Noire, le visage ridé comme un pruneau, qui se tenait cramponnée à sa porte comme si elle allait tomber et lui avait dit : « Je ne croyais pas que cela pouvait arriver même du vivant de mon petit-fils. »

Elle y évoque ses relations amoureuses : « Le problème avec les relations interculturelles, c’est qu’on passe un temps fou à se justifier. Mon ex et moi passions des heures entières à nous expliquer. Je me demandais même parfois si nous aurions eu quelque chose à nous dire si nous avions été originaires du même endroit. » ; ses amis afro-américains et africains-en-Amérique, la nostalgie de son continent natal.

Bien que séparés par la géographie et des modes de vie qui divergent lentement mais sûrement au fil des années, Obinze et Ifemelu semblent pourtant toujours liés par cette connexion spéciale qui s’est établi entre eux alors qu’ils étaient jeunes amoureux. L’un ne peut s’empêcher de penser à l’autre tout au long du roman, et le lecteur attend avec impatience leurs retrouvailles. De retour dans sa ville natale, Ifemelu découvre un Lagos en pleine mutation et peine à retrouver ses marques.

« Une sensation vertigineuse de chute la saisit, l’impression de s’abîmer dans la nouvelle personne qu’elle était devenue, de sombrer dans un inconnu familier. »

Le pays a changé, et elle aussi. Elle est désormais, pour ses amis nigérians, une americanah : une personne transformée par un long séjour aux États-Unis.

« Petite, elle connaissait tous les arrêts d’autobus et les rues de traverse, comprenait les codes tacites des contrôleurs et la gestuelle des vendeurs de rue. À présent elle avait du mal à saisir l’inexprimé. Depuis quand les commerçants étaient-ils aussi désagréables ? Les immeubles de Lagos avaient-ils toujours eu cet aspect délabré ? »

Le roman aborde ainsi la question des racines et de la patrie. Les racines d’Ifemelu sont désormais à la fois au Nigeria (mais celui qu’elle a quitté, des années auparavant), et aux États-Unis où s’est déroulée jusque là sa vie d’adulte, entre New Haven, Brooklyn et Princeton.

© Stephen Voss

Adichie, partageant elle-même son temps entre ces deux pays, offre à travers l’histoire d’Ifemelu le récit d’immigrés africains qui ne sont pas des réfugiés. Elle écrit sur sa génération : celle de jeunes nigérians de la classe moyenne qui appréhendent l’Amérique comme un pays extraordinaire, où les rêves de chacun peuvent se réaliser. Ces jeunes ne sont pas dans le besoin. Ils ne meurent pas de faim, ne connaissent pas les mêmes difficultés que leurs parents ou leurs grands-parents avant eux. Mais ils ont soif de nouveauté et d’aventures.

Difficile, finalement, de résumer ce livre. Americanah est une histoire d’amour, mais est aussi un destin de femme, parfaitement plausible et néanmoins formidable. Il évoque l’exil, les racines, la migration et le retour dans un pays qui n’est plus forcément celui que l’on a quitté. Adichie écrit sur des sujets difficiles sans dramatiser, elle met en pièces les clichés et nous livre un roman d’une grande richesse, qui continue de faire réfléchir ses lecteurs bien après qu’ils en aient tourné la dernière page.

Ses personnages sont construits avec une finesse telle qu’il est ensuite difficile de ne pas les imaginer faits de chair et d’os, menant leur propre vie dans notre monde. Sa plume est franche et sans complaisance, à l’image d’Ifemelu, Obinze ou tante Uju. Le lecteur se met facilement dans les souliers de ceux-ci, et pardonne vite leurs actes impulsifs et leurs traits de caractère les moins enviables, comme pour un ami.

Fine observatrice, au carrefour entre Zadie Smith (pour son regard incisif), Joyce Maynard (pour son sens du romantisme et ses personnages qui percent le coeur) et Ta-Nehisi Coates (pour la façon dont il décortique l’Amérique), l’auteure décrit précisément un pan des sociétés dans lesquelles elle fait évoluer ses personnages, découvrant leurs mécanismes complexes et confondants tout en repoussant les justifications bancales qui les font perdurer. Americanah est un roman résolument contemporain, drôle, intelligent, divertissant et bouleversant… Décidément une pépite à mettre entre toutes les mains.

Americanah

Écrit par Chimamanda Ngozi Adichie
Traduit de l’anglais (Nigeria) par Anne Damour
Gallimard , 2014
523 pages