Anna compose le premier volet de la Trilogie du Cri , un projet où la jeune dramaturge Pamela Ghislain dénoue, en trois pièces, l'écheveau de la place de la femme dans la société. En donnant une voix, non, mieux encore, un cri, à celles qu'on refuse d'écouter ou qui n'osent se faire entendre.
Du haut de ses 26 ans, l'auteure, comédienne et metteure en scène Pamela Ghislain livre son premier texte de théâtre publié aux éditions Lansman et fruit d'une résidence d'écriture au théâtre Le Boson. L'adaptation scénique de Anna , prévue aux Riches-Claires en avril 2020, n'a hélas pas coupé à la crise sanitaire.
Un chef-d'œuvre ! Tout en explorant subtilement le phénomène du viol par le prisme de la zone grise, où consentement et abus s'enlacent en nœuds inextricables, le texte gratte, jusqu'au sang, la terre de la moralité pour atteindre une couche géologique supérieure : des enjeux universels de la condition humaine tels que l'incommunicabilité, le déni et le dédoublement.
Théâtre : l'art de mettre en scène la quotidienneté
On retrouve dans cette pièce l'une des vertus du théâtre : la capacité à mettre en scène le quotidien, à faire crisser l'aspérité de l'extraordinaire sous le rideau lisse de l'ordinaire. Rendue possible par une écriture tantôt subtile, suggestive et poétique, tantôt crûe et puissante.
Anna , c'est l'histoire de personnes normales qui commettent des actes anormaux. Un univers nébuleux où l'on peine à distinguer le bien du mal, la culpabilité de la responsabilité, l'ignorance du déni, le désir de la volonté, la réalité de la fiction, la vérité du mensonge, le blanc du gris, le gris du noir. Anna , c'est l'histoire d'un événement censé avoir lieu qui n'a pas lieu : l'amour. Et d'un événement censé ne pas avoir lieu qui a lieu : le viol.
L'auteure réunit, à première vue, les circonstances propices à un heureux dénouement en rassemblant dans un bar, un soir, une femme, Anna, et un homme, Victor. Tous deux jeunes, beaux, fêtards, hédonistes et au caractère bien trempé. Elle le désire. Il la désire. Ils dansent, boivent, s'embrassent, passent la soirée à se lancer des piques pour mieux inscrire sur la peau de l'autre l'alphabet de leurs appétits. Jusqu'au moment où le script dérape, se fracasse comme une locomotive suite à un sabotage. Le chemin du paradis mène à l'enfer. Le pire prend appui sur le meilleur. Le Bien enfante le Mal. Chaque liberté vécue et partagée se mue en rouage d'une machinerie, d'un engrenage. La fin s'aliène du commencement. L'étranger devenu familier redevient étranger. La sueur du désir se fait larmes, la flamme se fait cendres, la parole se fait silence. Le oui se fait non. Mais inaudible. Invisible.
Ils désirent peut-être satisfaire le même désir mais pas de la même manière. La femme vit dans l'instant, l'homme se projette dans l'après. Pour lui, commencement et fin se confondent : accepter de commencer, c'est accepter de terminer. Bien qu'éméché, il répond à un schéma habituel : désir de x pour y + désir de y pour x = satisfaction du désir suprême, sexuel. Il traite une femme comme une copie des autres femmes. En niant sa singularité, son identité unique, sa liberté d'être différente.
Cet échange, au moment de commander à boire, cristallise toute l'ambiguïté de la relation :
Anna : Qu'est-ce que tu prends ?
Victor : Ce que tu m'offres
Il y sourd une tension entre ce qu'on veut de l'autre et ce à quoi l'autre consent. Or le Victor inconscient (?) et saoul (?) ne respectera pas le principe édicté par le Victor conscient : prendre de la femme uniquement ce qu'elle choisit d'offrir.
Arrêtons là notre exploration de l'intrigue afin de ne pas la déflorer. Une critique est un pont, non une rive.
Incommunicabilité : dire l'indicible
Anna a des allures d' outsider dans sa propre famille. Oui, mère et frère l'aiment. Non, ils ne la comprennent pas. Acceptent-ils sa différence ? La connaissent-ils vraiment ? C'est qu'ils désapprouvent son mode de vie, enraciné dans la fête et les rencontres. L'extériorité d’Anna est renforcée par l'absence de prénom attribué à l'entourage : « frère » et « mère » renvoient à des rôles, non à des individus propres. Dans la première scène, Anna, en intruse, fait son apparition en entrant dans une pièce qu'ils occupent tous deux déjà. Cherche le contact humain mais récolte l'indifférence : la mère, obnubilée par la tarte aux cerises achetée à la boulangerie, le frère, rivé sur son portable.
La pièce déploie une lente et sinueuse progression vers le drame à travers deux faits. D'abord, un insignifiant : Anna apporte une tarte aux cerises faute de trouver celle réclamée par la mère, et se heurte à un décalage relationnel. Le deuxième événement oscille entre insignifiance et gravité : un jour, Anna casse involontairement la théière lors d'une friction avec sa mère. À la destruction d'un désir (la mère désirant une autre tarte, et Anna désirant des contacts plus humains) succède désormais la destruction d'un objet. Gradation du mal. Jusqu'au troisième événement, engendrant la destruction (temporaire ?) d'un être, de son corps et de son âme.
L'inadéquation entre Anna et ses proches se manifeste aussi au sein du langage par le biais de dialogues désaccordés. Des questions demeurent sans réponse. Des réponses demeurent sans question. Juxtaposition artificielle de bouts de paroles et de pelures de phrases. Solitude du langage comme reflet de la solitude des êtres, à la fois présents et absents.
La tragédie du viol cache avant tout la tragédie de l'incommunicabilité. Pendant (refus inexprimable verbalement) et après (souffrance inexprimable à autrui) l'acte. L'indicible.
Dédoublement : l'Autre est un Je
La question de l'identité imprègne toute la pièce, qui met en scène des personnages alter ego les uns des autres.
Malgré le risque de sortir des gonds du raisonnable, considérons le nom de la protagoniste. Un palindrome, An-na se lisant indifféremment de gauche à droite et de droite à gauche. Accident ? En épigramme, Anna donne nana , synonyme connoté de femme. Cessons de remuer le tapis de nos divagations, sans pour autant perdre de vue cette idée. Le faux ne mène-t-il pas parfois au vrai ?
Tout d'abord, dédoublement d'Anna à travers le personnage de « la femme », énigmatique, fantomatique, et source d'incursions poétiques. Qui est-elle ? Existe-t-elle vraiment ? Le double d'Anna ? Son âme-soeur ? Sa voix intérieure ? Sur papier, il s'agit du témoin de l'agression sexuelle, qui nourrira un sentiment de culpabilité suite à son inaction pendant l'acte irréparable. Au point de s'identifier pleinement à Anna :
Où que tu sois, qui que tu sois, tu es moi et je suis toi. Ta blessure est la mienne, et ses caresses d'homme je les sens sur la même peau que toi.
Cette dualité n'est pas sans évoquer un phénomène réel déjà décrit par des victimes de viol : la sortie de soi au moment de l'acte, l'esprit/l'âme s'arrachant du corps pour se libérer des sévices subis.
Advient le rapprochement ultime : entre l'Autre absolu, le violeur, et la victime. Anna et Victor entretiennent un rapport à la vie très semblable. D'où cette question pleine de soufre : Victor représente-t-il ce qu'Anna aurait été en tant qu'homme ? L'Autre est-il un Je ?
Enfin, dédoublement de Victor. D'une part, identification au frère (« Victor, c'est un mec comme moi »). D'autre part, scission de son identité entre Moi conscient, romantisme et moralité (favorable aux droits des femmes et pourfendeur du machisme) et Moi inconscient, giflé par les effluves de l'alcool, excité par le contexte de prédation nocturne et par un instinct de bestialité alimenté par la culture porno.
Zone grise : la banalité du mal
Tout converge vers une même embouchure : la zone grise. L'indéterminé, l'approximation, le mélange, le trouble.
La couverture du livre ? Un corps représenté de manière floue. La communication entre personnages ? Confuse. Leurs relations ? Inabouties. Leurs connaissance et compréhension mutuelles ? L'ignorance plutôt, en témoigne l'oubli de la mère concernant l'âge de sa propre fille (28 ans au lieu de « 27 ») ! Le rapport entre réalité et fiction ? Mystérieux. Un faux drame (mauvaise sorte de tarte) passe pour un vrai, un vrai drame (viol) passe pour un faux (déni de la mère et de la société). La chronologie des scènes ? Non-linéaire, éclatée. Un bourreau et une victime ? Au contraire : tous bourreaux et victimes, à des degrés divers. Consentement ou viol ? Ni noir ni blanc.
Anna , en plus de libérer la parole refoulée et réprimée des femmes, de créer les conditions idéales d'un débat de société en livrant un kaléidoscope de points de vue sur le viol, parvient à nous faire entrer dans les entrailles du monstre, du monstrueux, du monstrueusement banal, à nous faire descendre dans des boyaux jumeaux des nôtres, à nous faire ressentir une expérience de spectateur et d'acteur. Hors des sables mouvants du jugement, cette œuvre nous transporte dans un mouvement de va-et-vient dans l'antichambre de l'humain et de l'inhumain. Honorant l'une des vertus les plus hautes de l'art : contrairement à la philosophie, l'art ne se contente pas de poser des questions, il nous les fait vivre. Jusque dans nos tréfonds. Anna , c'est l'histoire d'un cri. À nous de l'entendre et de l'aider à traverser les couloirs du silence.