critique &
création culturelle
Betty de Tiffany McDaniel
Déchirements contre mythes cherokees

Dans Betty , son second roman édité chez Gallmeister, Tiffany McDaniel rend à la fois hommage aux âpres origines de sa mère cherokee, et à sa région natale, l’Ohio. Un roman où s’entremêlent souffrances chroniques entre oppressions racistes et patriarcales, et douceurs fantaisistes d’un père à la bienveillance et à l’imagination débordantes.

Difficile d’introduire pertinemment Betty : une intrigue familiale qui tourne autour d’une série de drames, narrée selon la perspective d’une enfant cherokee dans les USA ruraux des années 1960. Se limiter à ces quelques mots creux ne rend aucunement justice aux différentes strates que recèle le roman. Plonger dans Betty , c’est accepter de faire la part entre un imaginaire merveilleux et une réalité sociale d’une extrême violence. Sans cesse, au détour d’une page, c’est voir toutes ses douces illusions poétiques bousillées par des insultes raciales, une violence familiale incontrôlable et, surtout, le poids des secrets qui ronge une enfant jusqu’à la mœlle.

Tiffany McDaniel nous entraîne ainsi dans différents États américains, et plus particulièrement celui de l’Ohio, entre les années 1909 et 1973. Comme souvent chez dans les romans publiés par Gallmeister, la description des paysages ruraux et de la nature sauvage des États-Unis prend une part importante du récit, mais l’on est surtout confronté au portrait d’une famille mixte, mi-blanche, mi-cherokee, dans son quotidien au sein d’une Amérique profondément raciste. Si la réalité sociale coule de source vu le contexte historique, l’angle de l’enfance cherokee adopté par l’autrice détonne et offre toute sa profondeur au récit.

Le cœur de celui-ci suit la croissance de Betty de ses 7 à ses 17 ans, de 1961 à 1971, dont le quotidien est confronté à une triple menace constante : raciste, patriarcale et familiale. Quatrième d’une famille de six enfants, Betty a la particularité d’être la seule fille à avoir hérité du teint mat de son père : impossible dès lors de nier ses origines indiennes. Outre les insultes récurrentes de ses pairs, Betty doit également affronter sa différence auprès de sa famille, de façade assez unie, mais dont le métissage engendre une réelle scission. Betty et son père font front face aux autres au teint plus pâle, renforçant un lien unique, privilégié par un rejet commun.

Betty entretient pourtant aussi une entente particulière avec ses deux sœurs : celui de la féminité, qui nécessite une solidarité sans faille. Le roman propose une sororité puissante : trois sœurs contre le reste du monde, avec dans leurs veines un sang cherokee qui les place en haute estime, loin du mode de vie patriarcal qu’elles subissent pourtant au jour le jour. Le roman confronte ainsi cette réalité des années 1960 au modèle ancestral de la société cherokee, qui est, elle, matriarcale. Malgré les persécutions que sa couleur de peau lui cause, le père de famille, Landon Carpenter, s’échine pour faire perdurer sa culture en ses enfants, répétant inlassablement à ses filles leur importance. Chez les Cherokees, les femmes sont le socle de chaque famille, responsables entre autres de toutes récoltes agricoles, car d’après les mythes, c’est leur sang qui permet aux plantations de s’extraire de la terre.

Les pieds nus, salopettes et ongles terreux des trois Carpenter sont d’autant plus mal vus par leurs voisins blancs, combinaison de sexisme et de rejet de classes comme de races. Luttes ethnique et féministe s’associent donc aisément dans Betty , suggérées et distillées dans chaque défis que les protagonistes doivent surmonter. C’est néanmoins dans certains passages au féminisme exacerbé que Betty pêche légèrement. Tiffany McDaniel s’écarte de sa trame lors d'apartés qui ne servent qu’à dénoncer avec rage la réalité vécue par certaines femmes du village, comme si elle devait absolument lister toutes les douleurs féminines dans leur rapport à leur genre : la maternité, le consentement, la soumission, l’homosexualité... La caractérisation de certains personnages en devient malmenée, décevant parfois un lecteur jusqu’alors hypnotisé par le récit, lui donnant l’impression que certains passages pauvrement amenés enfoncent des portes ouvertes, détonnant avec la subtilités des analogies utilisées dans la description des tourmentes familiales.

Car si les confrontations sexistes et ethniques tissent subrepticement le récit, l’intrigue tourne surtout autour de la troisième menace qu’affronte Betty : celle imposée par le passé et les lourds secrets des membres de sa famille. Entre une mère suicidaire et limite raciste, un père solitaire persécuté par sa couleur de peau, des enfants morts dès leurs premiers jours, un handicap mental pour le plus jeune… c’est une supposée malédiction qui s’abat sur la famille Carpenter. Et plus encore que les douleurs bien visibles et explicites, ce sont les non-dits et leur agressivité qui rongent la jeune Betty. L’intrigue tourne donc autour de ces souffrances tues, qui prennent petit à petit une place grandiloquente dans le récit, au fur et à mesure que la jeune fille grandit. Car si Betty ne manque pas d’empathie et de sensibilité, le monde qu’elle décrit conserve de prime abord une naïveté bien enfantine.

« La fumée est sacrée, ai-je laissé échapper. Je me disais que si la fumée pouvait emporter la peur dans les nuages, alors elle pouvait bien emporter la prière de Fraya plus haut, jusqu’au ciel. »

Certains jugeront que les révélations des drames familiaux sont souvent trop prévisibles et attendues. Pourtant, Betty ne semble pas avoir l’ambition d’un roman à suspense. Au contraire, il résonne plutôt comme un roman fataliste, qui vise avant tout à apporter une part de magie, de douceur et d’espoir face à un monde que l’on sait cruel. Aux « déchirements » vécus par les Carpenter s’oppose en effet une quantité de sous-récits empreints d’un imaginaire coloré, narrés par un père qui offre à ses enfants une série de mythes pour contrer la fatalité. Les nombreuses violences sont ainsi atténuées par la magie des histoires paternelles, échappatoires à une réalité si injuste et si dure. Ces histoires rassurent, guérissent, accompagnent et adoucissent les peines de chaque membre de la famille, leur offrant un monde qui n’appartient qu’à eux, toujours influencé par leurs origines cherokees.

La famille Carpenter, dans sa beauté comme dans sa douleur, devient le centre du monde de Betty, dont elle ne peut s’échapper. Si l’accent est mis sur les trois sœurs, autour desquelles la famille semble graviter, les deux plus jeunes frères ne sont pas en reste, et viennent donner de l’épaisseur au récit, lui apportant nuances et richesses. Ces deux enfants apportent à leur manière légèreté et inquiétude, venant consolider des liens féminins plus individualistes et compétiteurs, bien que rarement assumés comme tels.

Betty présente ainsi un équilibre précaire, celui d’une famille perpétuellement déchirée entre tendresse, entraide et  bienveillance et rancœur, animosité et méfiance. Le besoin d’esquive à ce milieu étouffant prend diverses formes pour les sœurs. Pour l’aînée, Fraya, c’est se débarrasser de l’emprise d’un frère, pour la volage Flossie, c’est accéder à un monde hollywoodien plus faste que son quotidien. Pour Betty, il s’agira plus simplement d’être acceptée par ses pairs, d’être quelqu’un d’autre qu’elle-même, qu’il serait plus facile à assumer en société. Pour tous les enfants cependant, la réelle source de réconfort est incarnée par leur père. Mais avec le temps ses récits se raréfient, et leur force semble se tarir : ils n’ont plus la capacité magique d’antan de balayer les déceptions et les catastrophes, qu’elles qu’en soient la gravité. Ils révèlent plutôt les failles du père et sa fragilité, lui qui représentait la seule entité solide et sûre dans le monde des enfants.

« J’ai compris une chose à ce moment-là : non seulement Papa avait besoin que l’on croie à ses histoires, mais nous avions tout autant besoin d’y croire aussi. Croire aux étoiles pas encore mûres. Croire que les aigles sont capables de faire des choses extraordinaires. En fait, nous nous raccrochions comme des forcenées à l’espoir que la vie ne se limitait pas à la simple réalité autour de nous. Alors seulement pouvions-nous prétendre à une destinée autre que celle à laquelle nous nous sentions condamnées. »

Toute la force protectrice du père est tirée de ses racines, qui l’accompagnent au quotidien. À celles-ci s’ajoutent des croyances chrétiennes, qui viennent ponctuer le récit dans son ensemble. Chaque chapitre commence ainsi par un verset de l’Ancien Testament, qui à leur tour apportent leur part de métaphores poétiques. Les références à Dieu, à la prière, à l’église et à l’âme sont omniprésentes dans les récits racontés par le père, bien que profondément connectées à leur mode de vie cherokee. Et c’est là toute la force de Betty , qui en quelques lignes déposées entre les lèvres de l’homme, embarquent lecteur et enfant au cœur d’un imaginaire magique et coloré qui réchauffe le cœur et laisse des étoiles dans les yeux.

Plus encore que ces parenthèses fantaisistes, c’est la finesse dans l’écriture de Tiffany McDaniel qui impressionne. La longueur du roman permet ainsi de nombreux échos, comme un jeu de miroir dans des expressions légèrement détournées en fonction du personnage qui les énonce. Ces tournures de phrase permettent non seulement de voir concrètement évoluer des situations, mais surtout de renforcer la psychologie des personnages par des métaphores proches mais porteuses de sens si opposés. Betty, après avoir bu ses premières gouttes d’alcool, dira qu’il est « chaud comme si j’avais avalé le soleil », tandis que, quelques chapitres plus loin, sa mère, alcoolique et désabusée, le qualifiera plutôt de « chaud comme si j’avais avalé l’enfer ».

Enfin, le récit prend surtout une autre dimension lorsque l’on prend en considération sa part biographique. Tiffany McDaniel affirme s’être fortement inspirée de l’histoire de l’enfance de sa mère, dont le portrait en noir et blanc, alors âgée d’une dizaine d’années,  ouvre le récit, et vient donner corps insidieusement au personnage de Betty, rendant le tout d’autant plus tangible.

Même rédacteur·ice :

Betty

Tiffany McDaniel

traduit de l’anglais (États-Unis) par François Happe

Gallmeister, 2020

716 pages