critique &
création culturelle

Brûler, brûler, brûler

lutter, lutter, lutter

Lisette Lombé a été très prolifique ces dernières années : entre le slam, son premier roman Venus Poetica et ses activités militantes 1 , la poétesse a publié Brûler, brûler, brûler , un nouveau recueil de poèmes, aux éditions L’Iconoclaste.

Brûler , c’est un concentré de ce que Lisette Lombé fait de mieux : de l’engagement dans sa forme la plus crue, de la sensualité, des poèmes en prose rythmés et résonnants et des collages pour entrecouper tout ça. Ce petit recueil se perçoit donc comme une éructation de poésie pure qui transporte son lecteur à la place d’un sujet lyrique débordant de sentiments conflictuels : haine, colère, amour, paix, soumission, tendresse. Ainsi, parmi les thèmes qui traversent Brûler , deux se démarquent singulièrement : la lutte et le rapport à l’héritage.

Lutter, lutter, lutter

Dans ses dernières publications déjà, et à travers son implication au sein du projet L-SLAM notamment, Lombé a fait de son écriture un endroit de lutte. Dans Brûler , cependant, le discours militant semble surtout centré sur les formes de fausseté dans l’engagement. Elle dénonce, notamment, la vacuité de certaines formes performatives d’engagements et le désintéressement du politique envers les souffrances de la population.

« Je sens l’hôpital, l’hôpital qui se fout de la charité et de la solidarité,
je sens le couloir d’hôpital, je sens l’éther dans le couloir d’hôpital,
l’éther frotte avec frénésie sur la peau de nos différences,
l’éther frotte pour anesthésier,
le temps d’une Cycloparade,
nos petites et profondes divergences. » (« Cycloparade »)

Comme toujours chez Lombé, l’engagement est celui mené par la colère, par un trop-plein amené par les situations d’oppressions qu’elle connait bien : le racisme, la misogynie, l’intersection des deux ; le mépris des pauvres, des personnes queer, des personnes étiquetées comme déviantes. C’est un engagement entier, qui s’oppose aux faux-semblants, une lutte contre une menace tangible, violente, trop souvent fatale – dans le poème « Mon fils est gay », il n’y a pas d’issue possible sinon le suicide. C’est un engagement, surtout, qui ne supporte pas la demi-mesure, qui n’exige que la sincérité la plus totale. De cette façon, dans le poème « Cycloparade » toujours, elle pointe du doigt les actions « féministes » menées par des classes dominantes, et excluant les femmes les plus marginalisées.

« les nanas qu’on sort comme les tapisseries du dimanche pour colorer les assemblées, pour colorer les livres, colorer les rangs et se dédouaner de tout le reste et de tous les autres, ça pue la menace de tout, menace, menace de remplacement, de fin, de fin de race, de fin de vie, fin du temps béni des colonies, fin de fermer sa gueule, ça pue, ça pue jusque sous le sel de la mer »

Brûler trois fois

En parallèle de la lutte, le leitmotiv de la famille et de l’héritage m’a particulièrement marquée dans ce recueil. Il traverse en effet les poèmes et toutes les autres thématiques, les interconnectant : ainsi, le racisme est d’autant plus central qu’il est mis en perspective en tant que problème traversant les générations. Comment l’envisager, donc, autrement que comme quelque chose d’intrinsèquement lié à la famille ? De façon similaire, c’est parce que les femmes ont souffert du patriarcat par le passé, en souffrent encore et en souffriront certainement encore dans les générations à venir que le féminisme prend tout son sens.

D’emblée, Lombé se définit par rapport à un héritage : « Je suis une Bettie Page postcoloniale » (« Un cœur libre »), affirme-t-elle. Elle rappelle également le sien à son lectorat : « Qui oubliera ? / Qu’à un Noir, on disait tu… » (« Qui oubliera »), rappelant à tou·te·s que nous n’existons pas en dehors de son histoire et de la société qui nous a forgé·e·s, et qu’il est donc de notre responsabilité de la changer. Ainsi, les violences du passé et la peur du futur nourrissent la rage qui habite les poèmes de Lombé, leur donnant corps. L’importance de cet aspect transgénérationnel permet de comprendre le titre du recueil sous un nouvel angle : Brûler, brûler, brûler , c’est brûler trois fois, hier, aujourd’hui et demain ; c’est la continuité de l’injustice qui transcende les époques. C’est s’inscrire, de toute ses forces, au cœur de l’histoire des luttes sociales et raciales.

« Tous nous connaissons ce lieu.

Tous nous connaissons cette peur de ne plus être
à la hauteur du texte précédent.

Tous nous redoutons cette synchronicité
qui ne se chorégraphiera en rien. » (La famille)

 Les mots pour dire

Poétesse et slameuse, Lisette Lombé maîtrise parfaitement la langue dans sa façon d’être orale et d’apparence spontanée. Elle qui fait sa marque de fabrique d’explorer le thème des sexualités féminines – c’était notamment le cas dans Vénus Poetica – donne à la langue française une dimension corporelle, organique, crue. Sa langue, c’est celle de la colère, de la séduction, des liens interpersonnels. Les poèmes sont rythmés, percutants et se décryptent d’eux-mêmes : comme la vision de l'engagement qu’ils défendent, ils ne s’embarrassent ni de simagrées ni de faux-semblants.

La poésie est entrecoupée de collages, un art récurrent chez Lombé, elle qui disait en juin dernier sur sa page Instagram : « Pourquoi perdrais-je encore salive et énergie à essayer de convaincre ceux et celles qui nous résument, nous, êtres humains de couleurs, à des nuisibles. Alors, je ne dis plus rien. Je colle. » Le collage est une forme d’art qui se prête bien à sa poésie, puisqu’ils figurent, comme elle, assez littéralement ce qu’ils sont censés représenter : c’est leur juxtaposition qui peut devenir source d’interprétation par le lectorat. Dire avec des mots simples et justes, et se taire quand cela ne suffit plus : cela résume, en quelque sorte, le projet de Lisette Lombé.

« Soit tu découpes des corps dans le papier glacé,
soit tu t’enfonces la pointe de tes ciseaux dans l’œil. » (« Collages »)

Lisette Lombé se lit encore mieux sans trop de commentaires préalables, car son propos est très explicite et autosuffisant. Sa poésie est foncièrement antiraciste, féministe, et sa prise de parole même est mise en avant comme une transgression en soi : une femme noire qui écrit, c’est toujours politique. Aussi, je dirai surtout : lisez Lisette Lombé, luttez, brûlez .

Même rédacteur·ice :

Brûler, brûler, brûler 

De Lisette Lombé

L’Iconoclaste, 2020

80 pages

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