Caroline Lamarche,
voyage en terres inconnues
15 juin 2012 par Caroline De Liever dans Livres | temps de lecture: 8 minutes
Chez les Indiens triquis, un homme vivait seul avec sa chienne à Naha. Tous les jours, il partait en quête de nourriture. Mais, un jour, lorsqu’il rentra chez lui, il fut surpris de découvrir que tout était prêt. Le repas n’attendait plus que lui et un ordre absolu régnait dans la maison. Le lendemain, l’homme décida de se cacher derrière l’arbre qui bordait sa maison afin de découvrir l’explication de ce phénomène. Au bout d’un moment, il rentra chez lui et surprit sa chienne qui avait ôté son pelage et s’était transformée en jeune femme. Pour la garder sous cette forme, l’homme jeta la fourrure au feu. La femme et l’homme vécurent côte à côte à partir de ce jour. Elle veillait sur le foyer et lui trouvait chaque soir à son retour un repas qui l’attendait. Mais un jour, une dispute éclata au sein du couple et l’homme tua la femme en la coupant en deux. Une partie dévala la pente et l’autre fut découpée en de nombreux morceaux. C’est ainsi que l’homme et la femme eurent des enfants. Et de là viennent tous ceux de ce village. Voilà pourquoi les gens de Naha sont si querelleurs.
C’est par ce court récit, celui de la Chienne de Naha, conte traditionnel triqui, que débute le neuvième roman de Caroline Lamarche, dans lequel l’auteur nous emmène sur les traces d’une jeune femme au cœur du Mexique. La narratrice, qui vient de rompre de manière assez violente avec Gilles, accomplit ce voyage en réponse à la demande de María, sa sœur adoptive. Celle-ci n’est autre que la fille de Lucía, la bonne de la famille, que la narratrice appelle sa deuxième mère. Lucía est morte cinq ans auparavant, et la narratrice conserve le regret de n’avoir pu alors retourner dans son pays d’enfance pour lui rendre un dernier hommage.
Oaxaca, Etla, Copala. Refrain chantant. Étapes annoncées qui en recouvrent d’autres, rêvées, car voilà cinq ans que Lucía est morte et enterrée en Espagne et que le voyage du deuil, je ne l’ai pas entrepris. À quoi je pourrais ajouter Naha, l’étape symbolique, celle du récit, de l’histoire.
Que signifie Naha ?
María affirme que personne, chez les Triquis, ne le sait, qu’aucun lieu ne porte ce nom. En espagnol le mot nada, qui ne diffère que par une lettre, signifie rien. La Chienne de Naha. La femme de Rien, Naha. Nada. Néant.
Doublement enrichissant, le voyage au pays des Aztèques entrepris par la narratrice ne se résume nullement à un simple séjour touristique, subtil mélange de séances de bronzage en bord de mer, de découvertes culturelles et culinaires, d’errances en bicyclette aussi. Il se double surtout d’un second voyage, intérieur celui-là, qui lui permet de renouer en elle-même des liens intimes, certains parfois oubliés, ou plus sûrement refoulés.
Tout au long du récit, sur lequel plane constamment l’ombre de Malcolm Lowry et de son chef-d’œuvre Au-dessous du volcan dont la lecture accompagne la narratrice, Caroline Lamarche plonge littéralement son lecteur dans les entrailles du Mexique. Elle l’emmène visiter Oaxaca de Juárez, et ses multiples sites archéologiques, témoins d’un passé que certains ont tenté d’effacer. Elle lui fait également découvrir les Triquis et lui expose les événements de 2005, lorsque ce peuple se constitua en Municipio Autónomo afin de défendre leurs droits. Malheureusement, l’ethnie des Triquis souffrit alors de dissensions internes qui se soldèrent par de nombreux assassinats. De nombreux Triquis se virent même obligés de quitter San Juan de Copala. Espoir et désespoir se côtoient ici de très près.
La langue des Indigènes et des Mexicains s’inscrit aussi au cœur même du texte, auquel il offre une jolie touche musicale. Musicalité renforcée encore par l’écriture si particulière de Caroline Lamarche, dans laquelle la ponctuation, et essentiellement les virgules, rythment habilement le texte. L’auteur s’amuse aussi à mélanger espagnol et français, une alliance joyeuse et naturelle qui accompagna la narratrice durant sa petite enfance.
C’est peut-être à cause de cette beauté implacable que je perdais, jour après jour, les objets en quête desquels Lucía se mettait en branle. Buscar, encontrar, chercher, trouver, j’aimais ces mots et quelques autres, le nom des pièces de la maison, el comedor pour la salle à manger, la habitación pour ma chambre. J’aimais que ma chambre fût une habitación. Le seul que j’habitais au sens ontologique du terme, avec, à mon chevet, la lampe de poche rouge que ma mère prenait soin désormais de replacer chaque soir en en vérifiant la pile.
Mais la Chienne de Naha aborde également des thèmes universels, comme celui de la famille, de l’identité, et plus « simplement », celui de l’amour. Caroline Lamarche nous parle ainsi d’un amour perdu, d’un amour que la narratrice doit absolument oublier, elle qui est partie à la suite d’une violente dispute, instant d’absolue violence qui s’est incarnée dans une gifle qui ne dura qu’un millième de seconde mais modifia durablement le cours de sa vie.
Ce qu’on fut.
J’ai failli rater l’avion de la Mexicana. Des embouteillages vers l’aéroport, cris, musiques, processions de petits vendeurs entre les voitures à l’arrêt.
Dans le taxi je pensais aux boulevards en Europe, sans tous ces corps en mouvement, ce vacarme, ce harcèlement qui rappelle la passion amoureuse, et l’idée m’est venue qu’à cet instant une autre femme que moi avait la fumée de Gilles dans la bouche. Je regarde par le hublot. De l’or coule dans le bleu. Un jour le monde bascule et ce qu’on fut n’est plus.
Dans moins d’une heure nous serons à Oaxaca.
Dans cet extrait circule l’idée, omniprésente dans le roman, du lien important entre voyage extérieur et voyage intérieur. Le séjour au Mexique est en effet l’occasion pour la narratrice de renouer avec son intimité, de réfléchir à son avenir, à ses objectifs, mais aussi à son passé ; de faire le deuil de Lucía, sa seconde mère, mais également de son amour pour Gilles. C’est l’opportunité offerte à la narratrice de se recentrer sur elle-même, d’opérer un profond changement, éminemment salutaire. Et ce texte magnifique, aussi bien qu’un voyage dans les tréfonds de la culture si riche du Mexique, ne peut que laisser une empreinte immuable sur l’esprit du lecteur !
Ici je dors peu, quatre ou cinq heures à peine, jusqu’au va-et-vient qui signale le lever des étudiants et leur irruption dans la cuisine où un petit-déjeuner complet — haricots rouges et riz — est préparé chaque matin. La chambre réservée aux visiteurs est grande et nue et les bruits extérieurs y résonnent, ruissellements, chocs, frottements, éclats de voix. Les tâches ménagères s’accomplissent de manière pour ainsi dire invisible, tant les accélère la puissance du groupe.
Delfina est bien la seule fille, pour une douzaine de garçons. De la chambre il m’arrive d’entendre son rire aigu au milieu du tumulte masculin. Mais à table, en ma présence, elle se tient totalement silencieuse, mange plus vite que les autres, se lève la première, commence la vaisselle. De temps en temps, les conversations se déroulant en triqui, je lui pose une question en espagnol. Elle me répond d’un air poli mais distant, comme pour rester solidaire des siens. Je me répète les noms, Gustavo, Vincente, Manuel, Benito, Nacho, Lucas… Je les remets sur les visages chaque matin ; dès midi je les confonds. Delfina, avec sa présence énigmatique, rééquilibre la dynamique des sexes. Un soir, pendant le repas, exclue des conversations en triqui, je place l’enregistreur sur la table. Les étudiants me regardent à la dérobée : ¿ Qué vas a hacer ? Que vas-tu faire ? Enregistrer vos voix, dis-je. Le micro pointé sur eux me venge.
Le jour où je me décide à enregistrer Delfina, lorsque je lui demande ce qu’elle a à dire du conte de « la Chienne de Naha », elle reste d’abord muette, à l’extrémité de la table où elle a l’habitude de se tenir en silence, tandis que les garçons occupent tout le reste à grands éclats de voix. Puis elle s’adresse à eux en triqui, brièvement, et ils me disent :
Elle ne parlera que si nous sortons.
Cet article est précédemment paru dans la revue Indications no393.
L'auteurCaroline De Liever
Caroline De Liever a rédigé 24 articles sur Karoo.
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