Where is this mankind now ? Who lives to age,

Fit to be made Methusalem his page ?

Alas, we scarce live long enough to try

Whether a true-made clock run right, or lie.

Et maintenant, elle est où cette humanité ? Capable à terme

De tenir  la page jusqu'à Mathusalem ?

Hélas, nous vivons à peine assez longtemps

Pour voir si une horloge marche droit, ou si elle ment.

John Donne, An Anatomy of the world, The first Anniversary1

...ça devait arriver.

Je m'y attendais.

Inutile de se plaindre.

Aux alentours de quatre heures du matin.

J'ai entendu du bruit dans la rue, un mauvais pressentiment.

Peut-être vers quatre heures et demi, cinq heures moins quart allez, je ne sais pas.

Je me suis dit qu'il était inutile de descendre, là, tout nu, pour faire quelque chose ; qu'on pouvait tout aussi bien attendre que le jour se lève ; que ça ne changerait rien.

Le vélo.

Noir jaune rouge, reçu pour mes dix-huit ans.

Dix ans, déjà.

Plus de vélo.

On m'a tiré ma bécane, putain.

C'était écrit.

Il fallait s'y attendre : enfin, laisser son vélo dehors à Paris !

À Montreuil, d'accord, O.K.... même avec le plus solide cadenas en U, c'était à prévoir.

Évidemment que.

Qu'est-ce que tu croyais ?

Comme la Mère Michèle, j'ai eu beau vérifier une énième fois par la fenêtre avant de me mettre au pieu, il fallait se douter que ce genre de choses se passe toujours pendant la nuit.

Quand il n'y a pas un chat.

Quand les bourgeois dorment.

Comme des cons.

Maintenant, on me presse de me rendre au commissariat pour procéder à une déclaration de vol en bonne et due forme.

Je préfère de loin rédiger une lettre d'admiration à Leslie Kaplan.

Cela me paraît – comment dire ? – oui, plus utile.

La série Depuis maintenant parle de ça, un peu.

Pas du vol de bicyclettes.

Mais de Paris souvent.

Des petits récits qui se déroulent dans la ville.

Ce sont des histoires d'amour ou d'amitié.

Il est aussi question de politique.

Différemment.

Comme d'une expérience de la liberté, disons.

Les êtres qu'on croise dans ces livres parlent tout seul.

Parfois ils chantent des chansons d'il y a quarante ans, en anglais. Et en traduction.

Ils récitent quelques vers d'un poème qui les hante.

Ou bien ils monologuent et se souviennent d'une scène de film qu'ils ont vu jadis.

Ils marchent dans Paris et décrivent ce qu'il y a : un parc, des passants, un chien, un bout de ciel, un avion, une église, des pigeons, des touristes, des terrasses, du soleil, des voitures, des naufragés, des nuages, de la pluie, des immeubles, un arbre, des feuilles, un kiosque, des fantômes, etc.

On se promène avec eux ; on écoute ; on est bien.

Parfois ils se font la conversation dans leur appartement.

Ils regardent ce qui se passe à l'extérieur : on se penche avec eux sur le tumulte du boulevard ou sur le silence qui règne soudain.

Ils se servent quelque chose à boire et lisent un livre.

Ils invitent des amis à dîner et parlent de leurs rêves, de leurs déboires, de l'époque, de l'indifférence, de tout et de rien.

Un homme cherche le sens de la vie, lit, fait des recherches, consulte partout, on lui parle d'un moine au Tibet, très célèbre, très sage, il dépense un argent énorme, apprend le tibétain, apprend l'escalade, arrive au Tibet, obtient un rendez-vous, finit par rencontrer le moine, et lui pose la question. Le sens de la vie.

Le moine lui dit, C'est des œufs au plat.

Comment ça, des œufs au plat.

Oui, des œufs au plat.

J'ai fait tout ce chemin, dépensé tout cet argent, appris le tibétain, appris l'escalade, pour m'entendre dire ça?

Le moine, subitement pâle : comment, comment, comment ? Ce n'est pas des œufs au plat ?2

Moi qui me réjouissais de traverser cette foutue capitale en danseuse, il va falloir que je me remette au volant de ma BM double pieds.

Bonjour les embouteillages !

Soit.

C'est sûrement pompeux à dire mais Kaplan interroge le « sens de la vie » dans ses bouquins.

Le sens de la « vie moderne ».

Le sens du « rien ».

Le sens, quoi.

Il y a des endroits où le vide frappe les personnages avec une force... un accès de tristesse et puis, aussitôt après, le rire gagne.

Ou bien que quelqu'un raconte une blague, une histoire drôle, ou bien parce que vraiment.

C'est difficile à résumer comme œuvre.

C'est comme un constat.

D'échec.

Avec humour et mélancolie.

Pas amer pour un sou.

Inquiet cependant.

Critique.

Comme si elle nous montrait nos existences, nos gestes, nos pensées, nos désirs.

De quoi tout cela est tissé finalement.

Le regard qu'on porte sur les choses, sur nous-mêmes.

L'amour, l'amitié, la politique… la littérature.

Tout cela un instant mis à nu.

Libéré du voile de conventions, d'hypocrisies, de mensonges, de discours.

Il finit par demander à Gilles ce qu'il pensait des vélos dans la ville, de la location des vélos, s'il faisait du vélo, s'il aimait ça, ajoutant que c'était un bon exercice, pour la santé, pour la forme, pour l'intellect, allusion subtile, espérait Millefeuille, au corps, aux muscles, à l'obésité qui se profilait etc.

Gilles, d'abord étonné, dit que sa fiancée faisait beaucoup de vélo, et ensuite l'interrogea sur ce qu'il faisait, lui Millefeuille, maintenant, Maintenant insista Gilles.

Ce maintenant énerva Millefeuille au plus haut point, maintenant, maintenant, c'est quoi, maintenant. Gilles se confondit en excuses, mais de toute évidence il ne comprenait pas de quoi il devait s'excuser.

Bref, un idiot et un imbécile, Millefeuille en voulait à Micheline, qu'est-ce qu'il avait, lui, en commun avec cet abruti.

Micheline ne voyait rien, et servait ses plats.

Millefeuille rentra chez lui en pestant, mais en même temps, il était bizarrement content.

Ah les jeunes, se disait Millefeuille... ah les jeunes...

Après tout, se disait Millefeuille... après tout...

Il mit la télévision, ce qui lui arrivait rarement, ne trouva rien, Mais alors rien, et ce fait, prévisible, au lieu de l'énerver, redoubla encore sa bonne humeur.

Je ne comprends pas, se disait Millefeuille, ça devrait me mettre en colère, m'enrager, m'agacer, m'énerver, et non, au contraire.

Ce n'est tout de même pas la bêtise universelle qui me met de bonne humeur, se disait Millefeuille en rigolant, et il se mit au lit et dormit d'une traite jusqu'au lendemain.3

Si d'aventure quelqu'un rencontre mon vélo sur un marché aux puces, à Porte de Bagnolet, à la Gare du Midi, ça me ferait plaisir vraiment de pouvoir le récupérer.

Il est noir jaune rouge, comme le drapeau de l'équipe nationale.

Hybride, trois plateaux, sept vitesses.

J'suis pas rancunier, j'comprends : y a pas de mal.

J'offre un bouquin de Leslie Kaplan, Millefeuille.

Plus le manuscrit original du présent article.

Une nuit à Paris, allez, deux.

On pourrait aller se balader dans le centre, ou en banlieue.

Le long de la Seine ou au Parc des Guillands.

Au cimetière de Montparnasse ou au Père-Lachaise.

N'importe, je suis ouvert.

On irait prendre un café rue d'Avron ou manger une soupe à Belleville, chez les Chinois.

Ça serait sympa comme tout, non ?

En outre, c'est bientôt mon anniversaire, on ferait d'une pierre deux coups.

Et puis de toutes manières, tout finit toujours par se découvrir, alors, pourquoi se cacher plus longtemps?

P.-S: Inutile de dire qu'il n'existe pas, dans ce récit, de personnage ou de fait ayant une correspondance autre que fortuite avec des personnes existantes ou des faits qui se sont réellement produits. Nous nous permettons, par ailleurs, de renvoyer au site internet de Leslie Kaplan , où nombreuses sont les choses intéressantes.