Dans son premier roman, Clairières (éditions Allia, 2020), Gilles Ribero nous invite dans un univers mouvant et très sensoriel. Égarés dans cet espace qui nous est présenté, on se laisse transporter malgré tout.
Robert Gallant est l’inventeur d’une résine capable de transporter des données. Grâce à ce nouveau matériau « pas tout à fait » vivant, Robert permet aux entreprises de bénéficier de vitrines de plus en plus autonomes, lesquelles deviennent leurs propres reflets, mouvants. De celles-ci, on ne sait rien de précis, si ce n’est qu’elles constituent des espaces où circulent les informations, mais aussi bien d’autres choses. C’est ainsi que la création de Robert se retrouve mêlée à une série de meurtres a priori sacrificiels, mis en scène dans une harmonie stupéfiante, et pour lesquels on ne trouve aucun responsable.
À mesure que l’on se plonge dans le roman, on ressent un certain malaise, de l’incompréhension. Progressivement, on s’aperçoit que temps et espace se confondent pour induire une confusion volontaire. La résine apparaît comme une autre forme de réalité, plus onirique. À chaque instant, il faut s’interroger sur la dimension qui s’offre à nous au travers du regard de Robert. Tantôt fantasmée, tantôt réelle, il semblerait que lui-même s’enferme dans cette étendue qui lui échappe. Le héros se confie d’ailleurs sur les idées qui l’ont encouragé dans son projet : un lieu qu’il a côtoyé étant jeune, où l’on dansait et décompressait. On comprend que ces vitrines déchaînent toutefois passions et pulsions : là, luxure et violence sont maîtresses.
[…] j’ai la conviction qu’il s’agit d’une sorte de réincarnation de cet exutoire.
Par ailleurs, Clairières s’attaque à la société d’aujourd’hui qui dévalorise toujours plus l’humain au détriment du profit, des chiffres. L’invention de Robert n’a pas pour objectif de favoriser les relations humaines.
Mais si vous y pensez, où est la valeur aujourd’hui ? […] Ce ne sont pas les hommes. Ils ne le sont plus depuis longtemps, malgré leur présence physique ou leurs promotions régulières. Ce sont les chiffres. Et ce qu’on constate jusqu’ici, c’est une subordination des premiers aux seconds, tranquillement mais irrémédiablement.
Au contraire, la matérialisation des données à travers la résine semble avoir pour effet de diminuer les échanges entre les gens. Dans son enquête pour expliquer les crimes commis au sein de ses vitrines, Robert va être amené à faire l’expérience de ces relations froides et impersonnelles, ce qui le déstabilise. D’un autre côté, sa propre sphère souffre de son détachement en faveur d’une autre réalité. Il s’éloigne ainsi progressivement de sa famille, mais aussi de son collègue et ami. Robert inspire le sentiment d’une forme de corruption, comme si sa création l’avait piégé. D’ailleurs, la résine et sa dimension particulière isolent petit à petit leur inventeur, allant jusqu’à le priver de sa voix.
[…] on prêtait de moins en moins attention à son avis, reléguant le poids de sa conscience au rang d’échos tonnant parmi les vitrines édifiées.
Cette pauvreté des relations humaines se traduit non seulement par la situation finale de Robert, mais également par le contraste que l’on remarque entre les scènes dialoguées et la narration. Cette dernière est foisonnante et obscure. On se perd dans les sensations et les détails. D’une phrase à l’autre, on est plongé tantôt dans la réalité, tantôt dans le songe ou la dimension permise par, on le suppose, la résine. On est alors submergé d’impressions, et on relit le paragraphe précédent pour s’assurer de ne pas se perdre. À l’inverse, les scènes dialoguées sont simples et courtes. Le style est alors épuré et moins dense. Ce contraste met en évidence ces scènes qui inspirent un manque d’investissement dans les vrais rapports humains, qui perdent finalement en substance.
Le titre « Clairières » interroge toutefois : s’agit-il des moments de lucidité entre deux voyages dans l’obscurité de l’ailleurs, ou s’agit-il justement de ces absences ? Selon moi, si la clairière est évocatrice d’un lieu dégagé et reposant, elle est utilisée ici pour renforcer la difficulté du texte, et déstabiliser encore. Si Clairières est un roman très court, il ne laisse pas indifférent par sa complexité. La sensation d’égarement peut parfois déconcerter, voire agacer, mais surtout, elle implique une concentration qui ne permet pas une lecture loisir. D’ailleurs, puisque l’intrigue acquiert toute sa transparence à la fin du roman, il serait opportun de le lire une seconde fois pour en saisir toutes les subtilités.
- Cette clarté.
- Elle t’effraie.