critique &
création culturelle
Connaissez-vous la littérature flamande ?
Débâcle de Lize Spit

Comment parler de littérature flamande sans aborder Débâcle de Lize Spit, un des plus grands succès récents de la littérature néerlandophone ? Débâcle, c’est l’histoire d’Eva, jeune adolescente, qui se retrouve coincée dans le jeu malsain de ses amis Pim et Laurens. Une dizaine d’années plus tard, elle retourne dans son village à Bovenmeer pour un dernier coup de théâtre.

Succès exceptionnel dans le monde littéraire néerlandophone

Après avoir introduit Tom Lanoye dans l’épisode précédent de cette série sur la littérature flamande , je voudrais cette fois-ci présenter une écrivaine flamande. Des autrices comme Annelies Verbeke, Griet Op de Beeck, Saskia De Coster et Kristien Hemmerechts ont construit leur renommée en Flandre, petit à petit. Contrairement à elles, Lize Spit a connu la célébrité dès son premier roman, Débâcle ( Het Smelt en néerlandais, 2015) avec 180.000 exemplaires vendus, des traductions dans une quinzaine de langues et plusieurs prix littéraires. En français, le roman est publié chez Acte Sud, et est traduit par la Française Emmanuelle Tardif. Débâcle est assez bien présenté dans les médias, mais au risque d’être redondant en rédigeant un énième article autour de ce bestseller, c’est néanmoins un livre incontournable pour qui veut découvrir la littérature flamande contemporaine.

Lize Spit a récemment publié son deuxième roman, Ik ben er niet . On peut la découvrir en français notamment sur la chaîne Youtube Flit Flamand , une initiative de la Foire du Livre de Bruxelles, pour faire se rencontrer les auteurs francophones et flamands. Thomas Gunzig et elle ont ouvert le bal en célébrant un mariage symbolique, et on peut la voir également dans une discussion avec Jérôme Colin.

Ça fond...

Débâcle c’est l’histoire d’Eva. Eva est une jeune fille laissée à l’abandon par ses parents, alcooliques et totalement dépassés par leur vie. Elle a un frère et une sœur, mais pour s’échapper, elle a surtout ses amis Pim et Laurens, avec lesquels elle forme un trio soudé depuis l’enfance. Mais l’adolescence vient compliquer leur relation, accentuer les différences entre les sexes, changer leurs occupations et leurs intérêts. Les deux garçons commencent à s’intéresser aux filles du village, et s’amusent à créer un système de cotation pour classer les filles selon leur beauté.

« Ce classement par points, ils s’en servent depuis des années. Ça a commencé pendant les nuits qu’on passait tous les trois sous la tente, dans le jardin de Laurens. Les filles étaient notées sur dix, selon leurs particularités physiques. On me fait participer moi aussi, pas pour distribuer des points, mais pour vérifier que Pim et Laurens étaient suffisamment objectifs et qu’ils ne pouvaient pas être accusés d’avoir le béguin. [...]

J’étais secrétaire. Je me taisais et je notais tout minutieusement. »

Lorsqu’ils deviennent plus âgés, Pim et Laurens créent un stratagème pour que les filles se déshabillent devant eux. Et si Eva veut garder ses amis, c’est-à-dire un semblant de stabilité dans sa vie, elle devra se plier à leur jeu, voir amadouer les filles du village pour qu’elles y participent. Bien que la ruse prenne une tournure malsaine, Eva tente de garder le lien qu’elle, Pim et Laurens avaient par le passé. Le tout se passe dans l’univers d’un petit village flamand, Bovenmeer, où la réalité et la fiction se croisent au comptoir de la boucherie.

« Aujourd’hui, on voit Leslie. Huit points. [...] “Les parents de Leslie sont en plein divorce, explique la voix de Pim dans mon dos. Tant mieux : les filles pareilles, ça manque d’une base solide. Tu peux leur faire pratiquement tout ce qu’il te plaît et, en plus, elles t’en voudront même pas après.” »

Comme l’annonce la couverture de l’édition en français, Débâcle traite entre autres de la perte de l'innocence à l’âge de l’adolescence. À deux ans d’écart, un autre bestseller belge, côté francophone cette fois-ci, explore les mêmes thèmes : La Vraie Vie (2018) d’Adeline Dieudonné partage avec Débâcle un univers glauque, où une enfant presque adolescente est livrée à elle-même, dans un monde où les parents sont figurants. Ces personnages féminins apprennent à leur dépens que le monde n’est pas toujours de leur côté. Débâcle est tout de même loin de l’univers du conte du roman de Dieudonné, et est au contraire très réaliste, l’écriture très détaillée.

La narration oscille entre deux temporalités. Le passé d’Eva, jeune adolescente, représente la plus grande partie du récit. Il retrace l’été où, après la mort du frère de Pim, les relations entre les trois amis commencent à changer. Le récit de cet « été meurtrier » est entre coupé par des scènes du présent, qui se joue une dizaine d’années plus tard. Eva reçoit une enveloppe lourdement affranchie, avec à l’intérieur une invitation de Pim, pour l’inauguration de son nouveau site de production laitière, en même temps que la commémoration de la mort de son frère Jan. Eva décide de s’y rendre, en emmenant avec elle un énorme cube de glace dans son coffre. Lize Spit nous tient en haleine avec des flashbacks qui vont crescendo, entre l’énigme de ce cube de glace et la détermination de l’Eva du présent.

Le suspens du roman est extrêmement bien construit, et les flashbacks qui composent la narration sont autant de petites touches qui s’additionnent à l’horreur du tableau final. La cruauté de l’adolescence et la difficulté de se construire sont minutieusement étalées par Lize Spit devant nos yeux.

Même rédacteur·ice :

Débâcle

Lize Spit
Actes Sud, 2016
563 pages