critique &
création culturelle
Culture & Démocratie « Chez soi ? »
Construire un paysage commun

Un point d’interrogation accompagne le titre du dernier hors-série proposé par Culture & Démocratie. Dans ses courbes se niche l’amplitude de réflexions multiples, dont les échos s’entrechoquent et se poursuivent bien au-delà des conventionnels quatre murs de la notion fluctuante qu’est le « chez soi ».

Collectif d’artistes et de responsables d’institutions culturelles mué en asbl, Culture & Démocratie affirme depuis plus de vingt ans la place centrale des arts et de la culture dans la société. Étoffée en 2010 d’une mission d’éducation permanente, l’association se veut un lieu d’échange et de réflexion qui met au jour les réseaux de sens entre culture et démocratie. Le dernier hors-série publié par le Journal de l’asbl (l’une des diverses formes que prennent ses activités) témoigne de son engagement dans nombre de problématiques et de luttes contemporaines, qui se rejoignent au confluent de l’intérieur et de l’extérieur, au point de rencontre que constitue le « chez soi ».

Si l’ouvrage peut passer inaperçu au premier regard – tant sa mise en page, scolaire, frôle la platitude à force de sobriété – , les discours qu’il porte sont pleins de reliefs qu’il ne faut pas hésiter à arpenter. La prouesse de réunir des propos innovants sur ce qui est certainement le sujet de l’année (et, à ce titre, rebattu comme il se doit) tient au choix d’un parti pris singulier, voire paradoxal : celui d’interroger la notion de chez soi à travers le prisme de l’altérité et de l’extériorité. S’échafaude ainsi au fil des pages un parcours de pensée dédié aux mouvements, aux migrations, à la question du retour, tant du point de vue du migrant, à la fois immigré et émigré (Bodeler Julien) que de ceux restés au pays (Hamedine Kane). Vu sous cet angle, le « homing1 », caractéristique des chevaux des éleveur·euses mongol·es évoqués par Charlotte Marchina, s’appliquerait aussi bien aux mouvements des êtres humains qu’à ceux des autres vivants dont ils et elles partagent le territoire. Des sentiers se dessinent doucement entre les articles, les auteur·ices faisant émerger, comme des empreintes de bottes et de sabots marchant côte à côte à travers les plaines de Mongolie, « un façonnage dynamique du paysage » – ici celui d’un concept, exploré avec patience et méticulosité.

Habiter ne va pas de soi, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une remise en cause permanente, d’un équilibre par définition instable . 2

Le mode interrogatif de « Chez-soi ? » situe d’emblée l’ouvrage sous le signe de l’ambivalence – autre nom de l’ambiguïté et de la nuance. Celles-ci s’expriment distinctement dans un texte évoquant les vertus insoupçonnées de la mondialisation (Monique Selim), qu’il est possible d’appréhender en termes de flux positifs venant contrecarrer le repli sur soi. Il s’agit de faire place à des textes se situant à contre-courant des idées prévalentes, des textes qui, par exemple, défendent un rapport matérialiste au sol, à la terre, dénué de la recherche (lyrique) de racines que suppose la notion « d’identités multiples ». Face à cette dernière, Yala Kisukidi soutient le concept de « présences multiples » : une approche où « habiter » signifie aussi s’investir dans les lieux desquels on se revendique. Outre le questionnement posé par le titre, l’ambivalence apparaît inhérente au concept de « chez soi » : Toma Muteba Luntumbue le rappelle en évoquant la dualité, fondatrice, entre le « semblable » et « l’étranger », par le biais de la problématique de la représentation du politique dans l’espace public3 . Parler du chez soi, c’est aussi interroger les rapports de domination, la frontière poreuse entre soi et le monde, les points de contact avec l’extérieur et toutes les relations qui en découlent – toutes ces thématiques se voient brillamment condensées dans l’article que Ziad Medoukh consacre à Gaza, au « phénomène Gaza », devenue au détriment de son enfermement un modèle d’ouverture et de vie.

Dans son essai The Ceremony Found , la philosophe Sylvia Wynter entrevoit la possibilité d’une « humanité » nouvelle, plus inclusive, dans les ruines des murs que les élites avaient érigées. Bruno Latour […] montre les dangers qu’il y a à prétendre fuir « hors du monde » et l’importance de se réorienter vers la vie telle qu’elle est envisageable sur terre. Deux gestes utiles vers des possibles . 4

Appréhender le chez soi à travers le risque d’en être dépossédé·e ou celui qu’il devienne le lieu du repli dans l’incertitude et l’immobilisme ; envisager le chez soi construit, dans l’espace et dans le temps, sur les déplacements, les voyages et les fuites (Corinne Luxembourg) ; plus qu’un lieu : considérer le chez soi comme le réseau des relations que l’on y tisse avec les autres vivants qu’il abrite (Charlotte Marchina), comme l’affirmation identitaire de l’habitant·e (Valérie Vanhoutvinck5 ) ou encore, le chez soi comme impossibilité : apprendre à vivre sans jamais se sentir chez soi, afin de produire une pensée située qui prend soin de ce qui l’entoure, de là où elle habite6 (Anna Tsing)… Voilà quelques-unes des pistes tracées par les récits croisés entre ces pages. Les voix sollicitées sont diverses, les formes de discours multiples, alliant témoignage et théorie, écriture de fiction (Hamedine Kane, Basel Hadoum) et récit de performance artistique (Julie Romeuf), poésie (Zaïneb Hamdi) et illustration (Alex Claes7 ). Toutes ces voix se répondent pourtant et tissent ensemble un paysage complexe, l’esquisse d’une géopolitique alternative et de futurs réécrits. Cette nouvelle carte ne se reconnaîtrait plus à ses tracés ordonnés, mais à ce qui ressemblerait plutôt au revers d’une broderie : l’entrelacement désordonné de flux mouvants, un paysage sauvage et vivant où se mélangent et se superposent points de vue et points de vie8 , chemins personnels et parcours collectifs. Ce parti pris se cristallise dans les quelques cartes qui émaillent l’ouvrage : issues du manuel Terra Forma , écrit/dessiné à six mains par Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes et Axelle Grégoire, ces cartes, en miroir des articles qui les entourent dans ce hors-série, « donnent à voir le paysage comme n’étant pas composé de lignes mais de dynamiques se développant en épaisseur et en profondeur » (Axelle Grégoire).

Nul ne peut jouir longtemps de son universel abstrait, nul ne peut jouir longtemps non plus de ce qui est sans contraste et sans histoire à construire. Alors que faire ? Rouvrir d’abord des passages des deux côtés, facilitant une nouvelle éclosion dans la confrontation des cultures, sans s’enclore dans un terrier et sans croire pouvoir se forclore dans le « sans-limites ». […] Le chez-soi devient la force de se faire exister, au sens littéral du terme : ex-stare, soit sortir de soi, ne pas rester englué, éteint . 9

En laissant place à la confrontation, au contrepoint et à « l’interrogation constante de ses propres notions » (Christian Ruby), l’ouvrage s’inscrit dans un puissant mouvement d’ébullition qui balaie les présupposés et déblaie des chemins trop souvent délaissés dès lors qu’il s’agit d’approcher l’intimité : la disponibilité, le collectif et, surtout, l’invention continue de soi et de ses relations au monde.

Même rédacteur·ice :

Le Journal de Culture & Démocratie

Hors série, Chez soi ?

2020

81 pages