critique &
création culturelle
Décomposition
Naissance d’une nouvelle ère

Décomposition (Ker Editions, mai 2021) est un titre qui évoque directement la mort. Pourtant, dans son roman, Clarisse Derruine, lauréate du prix Laure Nobels 2020-2021, nous transmet une histoire pleine de vie nouvelle dans un décor un peu trop vert.

Cette éco-fiction aux allures de dystopie nous confronte à une réalité peu souvent envisagée. Si, la plupart du temps, les récits évoquant une nature qui se rebelle face à l’humain s’emparent du thème de la sécheresse, ici il n’en est rien. En effet, ce sont plutôt les dimensions de chaleur et d’humidité qui poussent ces champignons à prendre le dessus sur les villes faites de béton.

Depuis peu, le Continent est progressivement ravagé par les champignons. Ils naissent partout, la population fongique s’empare des villes et des bâtisses : maisons, écoles, immeubles… Tout est dévasté par ces parasites vieux de quelques centaines de millions d’annéesqui s’infiltrent dans chaque brèche, chaque fissure, comme pour profiter des faiblesses du monde urbanisé. Le Continent se divise alors en plusieurs zones géographiques. Les populations ne se parlent plus et fabulent chacune sur ce qui se déroule aux autres extrémités. Les villes les plus puissantes sont reliées par le « rectilien », une forme de réseau ferroviaire inspiré de la ramification des racines des végétaux. Les bâtiments sont catégorisés en « classes » en fonction de leur habitabilité en proie à la population fongique. Tout a changé, le monde s’effondre littéralement sous une nature à la force insoupçonnée.

Silvio s’est, très jeune, passionné pour les spores, les lichens et autres formes de champignons. Il comprend leur fonctionnement et déplore l’inaction des hommes qui se contentent de fuir devant la menace de leur propagation. Figure scientifique du roman, le héros se confie à Adèle dont le point de vue est plus anthropologique. Un dialogue enrichissant nait entre les deux personnages qui énoncent le problème avec leur sensibilité propre et un questionnement relatif à leurs branches respectives. Adèle défend que l’Homme trouvera bientôt un sens nouveau à cette nature inédite qui les submerge. Silvio, quant à lui, est tétanisé face aux pertes potentielles, matérielles comme institutionnelles. Ces discours sont souvent riches et transposables à la réalité de la crise environnementale à laquelle nous faisons face actuellement. D’une part, une parole d’espoir encourageant la reconstruction face à un modèle différent et, d’autre part, une pensée fataliste et dépourvue d’optimisme en regard de l’humanité.

La conquête végétale d’un territoire abandonné, cela s’appelle une recolonisation. Tout se passe comme si la nature avait enclenché le scénario « Disparition des humains : je pousse partout, je me plante partout. En avant pour recréer la forêt primaire sans ces cons d’humanoïdes. »

Pendant ce temps, Solène la sœur de Silvio a décidé d’agir et s’engage à la Capitale pour trouver des solutions à ce nouveau problème environnemental. Ana, leur mère, s’inscrit quant à elle dans une sorte de groupe qui s’écarte de la destruction des villes pour trouver une nouvelle manière de vivre à l’écoute de la nature et à la façon des végétaux : la communauté des Sénescents .

Ils pensent qu’il est important de laisser le champs libre à toutes les espèces qui tentent de coloniser et décomposer les villes. Ils abandonnent leur maison pour qu’elles servent d’habitats naturels. Jusqu’à ce que, comme les arbres, elles meurent et s’écroulent pour tout recommencer et entamer la phase de régénération.

Leur père, lui, a fui sa vie de famille alors qu’il était incapable de gérer colère et frustration liées à l’apparition des parasites. Silvio, finalement, crée un moyen de solliciter les champignons tout en renforçant la structure des constructions bétonnées. Grâce au mycélium, les fissures provoquées par l’humidité seraient colmatées, et non plus nécessairement décomposées par les espèces fongiques. Chacun gère finalement cette épreuve avec les outils dont il dispose et les sacrifices qu’il est prêt à réaliser.

Le roman de Clarisse Derruine invite donc à un véritable questionnement autour de la question environnementale en mettant en scène des personnages distincts dans un scénario catastrophe. Certains sont désemparés, d’autres fuient et d’autres encore sont déterminés à réagir pour sauver ce qui reste d’humanité, ou du moins faire en sorte qu’une partie de l’Histoire ne soit pas oubliée. Comme Ana le mentionne, il existe trois choix face à un tel désastre : celui d’agir, celui de ne pas agir, et celui de ne pas choisir entre les deux précédents. Cette situation rappelle celle que l’on vit actuellement et incite indirectement à se positionner dans une réflexion personnelle face à l’urgence climatique. En faisant le choix d’axer sa fiction sur la destruction de l’habitat de l’Homme soudainement attaqué par la nature dans l’espace de son chez lui, Clarisse Derruine inverse les rôles : ce n’est plus la nature qui est menacée, mais cette dernière qui déracine l’homme.

Ce sont des phénomènes naturels qui se déroulent depuis toujours, c’est vrai […] . Et pourtant, aujourd’hui, ils nous menacent. Ce qui se déroulait sur des échelles séculaires se passe maintenant en quelques années.

Finalement, la seule chose que l’on peut déplorer à la fin du roman, lorsqu’on y est sensible, c’est qu’il ne soit pas plus étoffé. On voudrait en savoir davantage sur le travail de Solène, davantage sur le futur de cette humanité à la dérive que Silvio et Adèle ont peur de voir disparaitre… et enfin, davantage sur ce monde en reconstruction. Toutefois, c’est probablement dans ces interrogations elles-mêmes que peuvent s’inscrire les réflexions les plus dignes d’intérêt.

Même rédacteur·ice :

Décomposition

Clarisse Derruine
Ker Editions, 2021
132 pages