Après
Des chiens, de l’eau,
Big Questions et le très émouvant
Fin, le Nord-américain Anders Nilsen
1 signe un étonnant recueil de nouvelles graphiques,
La Colère de Poséidon. C’est un superbe album d’images en noir et blanc — une par page
2 — couplées à de courts textes en prose — ou
légendes. Ceux-ci construisent de troublantes intrigues qui mettent en scène des dieux grecs et romains, ainsi que des personnages de l’Ancien et du Nouveau Testament. Les situations sont parfois attendues — les mythes restent tout de même un peu les mythes. Bien souvent, elles sont interpellantes, inquiétantes, énigmatiques.
La couverture déjà nous retient par sa belle — apparente — simplicité. Noirceur sous-marine. Une roue dentée faite de cercles concentriques nous fixe et nous fascine. Œil, scie, présence géométrique, organique, mythologique. Sentiment/sensation que le livre nous observe autant que nous l’observons. La forme tout à la fois se détache du noir et y demeure plongée — nous y attire, irrésistiblement. On la retrouvera, modifiée — épurée — dans le livre, entre chaque histoire. D’autres détails de la couverture : arbre et arbustes nus ; station-service subaquatique ; poissons sans yeux. Tout un monde.
Nous ouvrons le livre. Au sommaire, Poséidon, bien sûr, mais aussi Isaac, Léda, Prométhée, Noé, Jésus et Aphrodite, la fille aux lions, l’ange déchu3.
Et nous.
Car le premier mot s’adresse à nous, lecteur(s) : Imagine. Nous sommes mis aussitôt dans la peau du personnage : Tu es Poséidon. Plus loin, nous serons tour à tour Isaac, Léda, Prométhée, et tous les autres. Nous aurons des milliers d’années. Nous nous débrouillerons avec ça. D’improbables flux d’histoires couleront dans nos veines.
Le narrateur est sans gêne. D’emblée il nous tutoie, ensuite il adopte un ton fort familier et prend bien des libertés avec les — souvent — très nobles protagonistes du livre : Ulysse se pointe avec ses hommes chez le Cyclope pour le tuer ; Athéna, cette soi-disant déesse de la sagesse, invente un beau paquet de conneries pour sauver le rusé héros ; elle se fait aider par Hermès, son fidèle toutou. Toujours dans le premier chapitre, il nous précipite, en quelques pages/images, d’un passé mythique à un présent oppressant : les voyages d’Ulysse étaient, avec le recul, le début de la fin. Les navires qui nous transportent aujourd’hui sur les mers du monde sont devenus immenses ; Bacchus tient une boîte de nuit à Las Vegas ; Mars dispose d’un arsenal up to date ; Vénus travaille à Hollywood ; Eros gère Internet…
Quant à Poséidon, en fin de compte, il n’est pas mécontent de se voir oublié des hommes. Il se retrouve face à l’irrémédiable — une île de déchets, la disparition inexorable des poissons. Il est solitaire mais ça ne l’empêche pas de se mêler aux humains et de découvrir ces êtres qui les ont supplantés, lui et les autres dieux. Il trouve même ça drôle. Horrible et drôle. Jusqu’à ce que…
Je laisse au lecteur le soin de découvrir le terrible et réjouissant dénouement de ce premier récit. Qu’il sache seulement que Poséidon en ressort requinqué, se sent revivre, pour la première fois depuis mille ans.
Et ce n’est qu’un début.
Par son art consommé du dessin d’ombres, du silhouettage, Anders Nilsen nous place face à des images dont la beauté découpée noir sur blanc4 invite à les admirer comme autant d’œuvres d’art. Elles nous maintiennent à distance et, en même temps, la force contrastée de leur présence nous pousse à les détailler, à tenter par tous les moyens d’en saisir le mystère. Ces êtres au visage épuré, ces objets (revolver, réfrigérateur, voiture de police) ramenés à l’essentiel de leur forme, semblent avoir quelque chose — bien des choses — à nous révéler. Nous sommes fascinés par l’autre côté du miroir qui nous est tendu. Le lecteur, on l’a dit, est souvent identifié par un tu au protagoniste de l’histoire. Scrutateur inquiet de son propre destin, il est aussi, rappelons-le, scruté dès la page de couverture. Et si c’étaient les images qui plongeaient en lui pour y rechercher un secret ?
Ce qui se joue là, de l’autre côté, est vertigineux. Nilsen dispose d’un immense matériau narratif (mythique, historique, contemporain) dont il se sert, on l’a compris, avec une belle désinvolture. Les histoires nous sont connues. Il peut donc les refondre à sa guise et produire un récit superbement impur. Espaces et temps — réels et imaginaires — se mélangent. Histoire, mythe et actualité se télescopent. Poséidon se retrouve dans le Wisconsin ; l’aigle qui dévore le foie de Prométhée lui apporte des nouvelles du monde actuel ; Athéna se demande ce qu’elle fout avec un flingue et rumine l’histoire du Christ que lui a racontée Mercure ; elle en a marre d’être immortelle et veut devenir humaine.
Ironique démiurge, Nilsen élabore son mélange libérateur et dérangeant. Les pages de La Colère de Poséidon (images et légendes) valent par et pour elles-mêmes. Mais elles construisent également les micro-récits qui composent le livre. Le lecteur est amené à contempler les images — à les scruter — et simultanément à se laisser emporter par le flot des histoires. Il jouit de la beauté de chaque dessin et de la dynamique des contes dont il est (souvent) le héros. Nilsen fait tout pour désacraliser l’ensemble. Il use de ses pouvoirs iconoclastes de créateur5 pour dire à la fois, avec la perspective qu’offre le temps long6, les peurs contemporaines face à un monde en folle mutation et l’angoisse éternelle devant l’absurdité de l’existence7.
Les constats amers et désenchantés ne manquent pas dans La Colère de Poséidon. L’humour froid et acéré de Nilsen en fait une source de plaisir (coupable ?) pour le lecteur. On voit notamment Jésus draguer Aphrodite dans un bar et lui déclarer que le dieu de la guerre, époux de la belle, travaille pour lui à présent. Mais ce même lecteur ne boudera pas son émotion lorsqu’il entendra Dieu faire l’éloge de l’arc-en-ciel face à un archange Gabriel plus que sceptique : Ça n’a pas besoin d’être utile. C’est beau. Ils n’en ont jamais vu. Ils vont adorer.