critique &
création culturelle

Dis-moi quelque chose

Quand la poésie se fait prière

Le recueil de poésie Dis-moi quelque chose , paru aux éditions Arfuyen en 2021, recèle à la fois une prière et une invitation. Son auteur, Yves Namur, y livre une quête verbale, spirituelle et philosophique à l’affût de l’indicible, célébrant autant l’inaccessibilité de la destination que la beauté et la nécessité du cheminement.

Yves Namur (par ailleurs Secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique) se fend d’une « prière adressée à l'inconnu, au lecteur éventuel et probablement à moi-même ». En la partageant, il invite donc le lecteur à le rejoindre dans cet acte de sortie de soi ; à être à l'écoute de la harpe poétique de l'âme en chacun de nous, et des phénomènes poétiques du dehors, nés de l'expérience du Vivant, de la nature et de l'humain. Deux mouvements sous-tendent cette prière poétique : dire (émettre une demande) et être à l'écoute (de l'écho d'une réponse). Prier, c'est faire s'envoler le ballon d'un vœu en même temps que tendre les pavillons de l'âme vers quelque chose qui nous dépasse.

« Dis-moi quelque chose

Qui comblerait le manque

Ferait de nos yeux vides

Une forêt de coeurs orageux

Une pluie étoilée

Un poème entrouvert »

Quête spirituelle et sensorielle

Divisé en quatre parties, correspondant chacune à une saison (hiver, automne, printemps, été), Dis-moi quelque chose met en lumière le pouvoir et l'impuissance du langage. Tantôt  investi du pouvoir magique de changer la réalité, de la transcender et de combler le manque existentiel d'un être humain et, par extension, de l'humanité entière. Le souffle de la parole tant attendue (« dis-moi quelque chose ») suffirait à faire la lumière sur l'énigme de l'existence, à allumer le flambeau de la vérité, à gonfler les voiles du bateau de la connaissance, et à sauver l'humanité. Tantôt illusoire car éternellement absent et indicible, incapable de satisfaire les attentes du poète. L'écume de sa demande s'écrasant contre les falaises du silence, de l'indicible.

La quête de l'auteur se pave d'une abondance de sensations glanées au contact de la nature, et d'enjeux universels habitant son propre puits intérieur : traces, héritage, inconnu, amour, nouveauté, passage du temps, éveil, libération, manque, espoir, immobilité, silence, oubli, joie, fragilité, vide, légèreté, perte, destruction, mouvement, désir, étonnement.

Se rencontrer et rencontrer le monde

La quête d’Yves Namur devient, à mesure que les poèmes déroulent la bobine de leurs secrets, notre quête à nous. Car sa poésie s'apparente à un art de la rencontre : chaque poème, en forme de sizain et ouvert sur l'anaphore « dis-moi quelque chose », s'adresse à quelqu'un ou à quelque chose, et cherche donc à rencontrer une altérité, vitale pour l'auteur d'un point de vue existentiel. De plus, le langage alimentant chaque poème se veut accessible, simple et lisible , tout en se révélant raffiné et inventif. Autrement dit, le lecteur a le champ libre pour rencontrer l'univers artistique qui s'offre à ses yeux. Enfin, la poésie met en scène une rencontre de soi - l'auteur plonge dans la mer de sa subjectivité pour découvrir les amphores de sa vérité profonde - et une rencontre du monde - il se saisit de son environnement sensoriel, parfumé, coloré, vrombissant, silencieux, froid, chaud, mélodieux, agité, comme creuset de métaphores pour imager ses émotions et pensées.

La rencontre absolue s'avère toutefois impossible entre l'auteur et l'objet de sa quête puisqu'une double inconnue sème le brouillard : l'identité exacte du/des destinataire(s) des poèmes, et ce fameux quelque chose à dire . Ce contraste permanent entre transparence et mystère rend l'œuvre d'autant plus captivante. L'impossibilité de la Parole Unique et Attendue rend possible la parole éternelle du poète.

La poésie en tant que finalité ou moyen

Attachons-nous maintenant à multiplier les pistes de dévoilement du sens derrière le voile fantasmagorique des poèmes, afin d'en saisir et, paradoxalement, d'en épaissir le mystère. Car multiplier les questions revient à multiplier les réponses possibles. Comme des chemins tracés dans la forêt forment autant de voies d'accès à la richesse de ses arcanes.

Première piste. L'élan et l'urgence de la poésie (en général et ici en particulier) ne découlent-elles pas de la nécessité de rendre au monde son âme ? L'âme perdue suite à l'avancée de la révolution industrielle et numérique, de la destruction de la nature, du Temps, de l'Espace ? Repoétiser la vie et le monde dépoétisés ? Sauver la vibration , le battement du vivant ? Cette adresse dans le vide du silence et le plein de la vie répond-elle au néant laissé historiquement par la « mort de Dieu », le nihilisme et la perte des grands idéaux rassembleurs ? Angoisse du vide face au monde mécaniste dénué d'Esprit ?

Deuxième piste. À moins que le cœur de ce geste poétique consiste à implorer et à débusquer une parole authentique ? La poésie comme l'art de créer un langage pur pour se libérer du langage inauthentique, conditionné, malaxé, limité, normé ? Pour rendre l'humain créateur du langage et pas seulement usager et pourvoyeur ?

Troisième piste. Vivre, n'est-ce pas adresser sa vie à quelqu'un (l'être aimé...) et/ou à quelque chose (Dieu, les ancêtres...) ? En ce sens, Dis-moi quelque chose toucherait aux racines de la condition humaine.

« Dis-moi quelque chose

Où pourrait apparaître une faille

Une ligne quasi invisible

Mais bien réelle

Où épreuves et amours

Se partagent l'inévitable »

Même rédacteur·ice :

 

Dis-moi quelque chose

De Yves Namur

Arfuyen, 2021
156 pages

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