critique &
création culturelle

Du confinement et d’autre part

Notes autour de de Chine d’Anne Penders

Si on peut dire « tu » à une ville, peut-on s’adresser à quelqu’un qui ne répondra plus ?

Si on peut dire « tu » à une ville, peut-on s’adresser à quelqu’un qui ne répondra plus ?

On dit : « Encre de Chine ».

Et, ici, c’est à Marseille que l’on jette l’ancre.

Peut-être que si je savais un peu mieux, si seulement j’avais de la connaissance, je dirais, je me demanderais, ce que signifie ce blanc…

Ce blanc qu’il y a, dans le titre, avant de Chine.

Et ce petit « de », qu’est-ce que c’est ?

Comme on dit, pour ceux qui ont le sang bleu, ceux qui en sont, les aristos, de la noblesse.

C’est un génitif, je crois qu’on dit comme ça, en grammaire, du complément du nom.

Comme dans les Droits de l’Homme et du Citoyen.

Les Droits de l’homme. L’homme des droits. De qui parle-t-on ? De quel homme s’agit-il ?

Sans parler de la femme, bien sûr.

Mais ce n’est pas de la Chine qu’il est question dans le livre d’Anne Penders. C’est d’autre chose. Elle écrit :

Tout se construit alors comme en creux.

de chine tourne autour de ça, l’absence en creux.

Le creux de l’absence. L’absence comme lieu.

Et puis il y a un blanc, typographique. Un blanc, un silence, un trou, un creux, une zone. Avant la ligne suivante, où il est écrit :

Marseille – piège à rats.

Comment lire un livre pareil ? Comment lire de chine, ou de Chine ? Comme un livre d’images ? Comme un carnet de voyage ? Comme un plan de Marseille ? Mais un plan secret ? Un plan de cachettes et de replis. D’échappées et d’interstices ? De cul-de-sac ? Un inventaire des espaces doux ?

Je me méfie trop de moi-même pour me laisser lire tranquille, le nez au vent. Quand il y a trop de pistes, je me perds et fais flèche de tout bois, je me promène, je divague. Alors qu’il faut tenir à quelque chose, qu’il faut se tenir bien droit. Les épaules relâchées mais le regard qui porte loin. Qui va chercher derrière, qui va chercher quoi ? La Chine, peut-être ? Ou bien l’Asie en soi ? Un fil, une route ? Le foyer, la cuisine ? Marseille, sans doute…

Dans le recueil de poèmes Ulysse de Benjamin Fondane, il y a ce poème, dédicacé à sa sœur, Line, qui commence ainsi :

Marseille, tu chargeas les cales du bateau

d’émigrants qui montaient sous l’œil de la police

ils sentaient la fatigue, l’ail,

ils étaient loqueteux et bredouilles.

À l’aube des années trente du XX e siècle, le poète juif d’origine roumaine, installé à Paris, partant pour Buenos Aires, tutoie la ville portuaire, émigrant parmi les émigrants.

Dans de Chine, ce sont les Chinois qui viennent visiter le Vieux Port. Et, sur certaines pages, il y a des phrases, des citations, où l’on peut repérer le cheminement d’une pensée qui essaye de dire ce passage. Comme à la page 36, par exemple, avec un extrait de La Diaspora chinoise. Géographie d’une migration , de Emmanuel MA MUNG, Paris, Ophris, 2000, p.165 :

La migration internationale chinoise de masse amorcée au XIX e siècle est, après la traite négrière, le premier déplacement de main-d’œuvre et de force de travail à une telle échelle. (…) Elle reste, par son ampleur, une des plus importantes migrations humaines.

Et cette note dans la marge fait comme un poème. Un bloc ramassé, dense, qui sort de sa fonction première, qui s’extrait de l’érudition historique pour devenir comme l’éclat d’autre chose. De quoi ? C’est probablement à cette question qu’Anne Penders cherche à donner forme. C’est ce qui la pousse, peut-être, à nouer une correspondance entre cette Chine et ce Marseille qu’elle rêve d’habiter. Ou qu’elle habite vraiment ? Qui continue de l’habiter.

Marseille –  piège à rats.

Quand on ne sait pas trop comment qualifier ce qui diffère des formats habituels, des schémas standards, ce qui dérange, on dit, parfois : « poétique ».  Mais quelque part l’auteure, ou l’autrice, enfin, l’écrivain.e, la femme de lettres, nous a mis en garde : « On peut dire beau sans rien sentir ». On peut dire tant de choses sans éprouver rien. C’est même ce qu’on fait de mieux. Ce que l’on ne cesse de faire. Pour vivre. Tout un art, en somme. Une longue habitude de la mort, du malheur. Il y a un philosophe, un penseur, ou peut-être un médecin, un fou, un psychanalyste, un gourou, enfin, il disait de lui-même un écosophe, qui notait à ce propos :

Les gestes, les paroles les plus simples, au sein du couple, dans la vie domestique, au travail, dans la rue, dans le voisinage, sont prisonniers d’une sorte de programmation inconsciente qui tend à les vider de leur substance, de leur consistance existentielle.

Si la chose était possible, j’aimerais emprunter le tour de main d’Anne Penders, et inscrire cette citation quelque part, dans un coin de la page, en un bloc, avec la référence suivante : Guattari, Qu’est-ce que l’écosophie ? Textes présentés par Stéphane Nadaud, ligne, poche, 2013, page 513.

Je ne sais pas comment se lit de chine ou de Chine. Peut-être lentement. À mi-voix ? C’est un gros livre, couleur sable. Avec des photos, dedans, en noir et blanc. Des portraits de choses, pas des visages, j’entends. Ou de loin et de profil, derrière une vitre. Plutôt des portraits du sol, avec de l’herbe. Ou d’un morceau de ciel ou de mur. Et on aurait envie de déclarer qu’ils sont à fleur de peau, ou à fleur de terre, ou à fleur, tout simplement. Comme on dit en menuiserie : presqu’au même niveau, à la même hauteur. À hauteur d’anéantissement, en l’occurrence. Une sorte de violente délicatesse s’en dégage. Un bruissement, une caresse, un coup sourd. Et cela entre en rapport avec les mots, avec les lignes, avec le poème qui s’égrène mois après mois. Celui d’octobre, sur la page de droite, dont nous avons déjà lu une partie :

Marseille réveille et révèle. Ne révèle rien.

(chercher plus loin que ce qu’elle montre,

inventer ce qu’elle ne donne pas)

L’écriture.

Quel espace pour l’écriture dans l’entre-espace ?

Marseille n’aide pas. La France n’aide pas.

Une terre rude, bureaucratique, où tout est combat /

Complainte.

Trouver, construire, son espace doux là / pas facile.

Tout se construit alors comme en creux.

de chine tourne autour de ça, l’absence en creux.

Le creux de l’absence. L’absence comme lieu.

Marseille – piège à rats.

Dans le bouquin de Guattari qui réunit ses textes et interventions au sujet de L’écosophie , il y a un glossaire, à la fin. A l’entrée Territoire , nous lisons :

J’essaie de trouver un concept transversaliste et je forge cette notion de territoire existentiel. Ensuite, de proche en proche, je vais tenter de voir comment ce territoire existentiel, qui est habité par une fonction de grasping existentiel, d’effondrement de la discursivité, permet une ressaisie autopoïétique, comment l’articuler avec la discursivité des univers de valeurs, etc. (« Vertige de l’immanence », p.307)

Je ne sais pas trop si c’est clair. Peut-être que pour lui ça l’était ? Ou bien, ce n’était plus tout à fait le problème ? Enfin, il cherchait quelque chose dans le chaos. Il traduisait comme il pouvait. En se servant de l’anglais, au besoin.

Anne qui a vécu, je crois, à New York, se sert également de l’anglais, page 176 :

She/ who was not you

Here Autumn scent

A laugh

She

Her name/ a reminder

(was it you?)

En face, sur la page de droite, une seule phrase, étrange, presque comique :

L’automne a parfois un goût de chocolat.

Et puis, il y a ce bloc, dans la marge, qui remet tout en question. Peut-être là pour rire, ou pour pleurer ? C’est Mao Tsé-Toung qui parle :

Filles du vent, martiales et belles- fusils de cinq pieds.

Premiers feux du matin sur le champ de manœuvres

Fille de Chine aux goûts surprenants :

Préférez la tenue de combat aux joyeuses robes rouges !

Mao Tsé-Toung, Poème pour une photographie des milices populaires féminines, février 1961, in Mao Tsé-Toung, Poésies Complètes, introduction par Hua-ling Nieh Engle et Paul Engle, Paris, Seghers, « Poètes d’aujourd’hui », 1973, p.134

Droits de l’homme. Filles de Chine.

Et Marseille, là-dedans ?

On cherche dans un sens, dans un autre.

On tombe sur le mois de décembre.

Page 53, on lit :

Maintenant/ Marseille, c’est « chez nous ».

Et, dans un coin du texte, j’aimerais ajouter un message, celui du lundi 16 mars, venu de Marseille :

Bonjour, au regard du contexte exceptionnel de confinement, et pour éviter les contacts relatifs au rendu de monnaie, le panier de cette semaine sera plus important et sera à 20 euros. Je vous laisserai vous servir. Merci.

De confinement ? Ou de Confinement ? Habituellement, le panier, bio, est livré au 4 boulevard National, entre 17 et 19 heures, tous les mercredis. Ce n’est pas loin du quartier de la Belle de Mai.

Les choses changent. De nom. Les gens changent. De programme. Le lieu reste-t-il le même ? L’espace, à l’intérieur de soi, ne se transforme-t-il pas, sans cesse, à mesure que nous vivons ? Et le livre, est-il identique à lui-même ? La page, la page blanche couverte de signes, ne change-t-elle pas sous nos yeux ? Curieux monde où s'échangent des regards stupéfaits. Où les mots ne sont plus tout à fait ceux qu'on voulait dire, ou ceux qu'on aurait aimé trouver. Où les pensées ne nous arrivent qu'après, longtemps plus tard. Lorsqu'elles ne servent plus de rien, et deviennent autre chose, des fantômes, par exemple, ou des compagnes fidèles pour nous ramener à la maison...

Mais où est la maison ?

Marseille, nom de ville, pour dire ce qui entoure, ce qui échappe. Et la Chine, nom de pays. Pour dire, pour invoquer ce qui manque, ce qui nous double. Se dédouble. S’espace. Prend son temps. Un lieu pour tracer des mouvements, où déposer quoi ? des pensées ? des pierres ? des pas de danse ? des fleurs ? du chocolat ? Il faut rouvrir le livre couleur sable et recommencer l’itinéraire entre les images, les mots, le blanc, peut-être que ça reviendra ?

Nous sommes quelque chose d’obscur qui demande à être développé. Il y a dans cette encre invisible qu’emploie Anne pour dessiner, quelque chose comme une armée de négatifs qui s’impatientent dans une valise. Elle rassemble cette matière, elle organise, dispose, étale, distribue, coupe, recoupe, monte, compose. Le jeu devient pour nous celui de sentir comment tout cela circule de Chine à Marseille, et retour. C’est un jeu d’enfants – seules personnes encore sérieuses de par chemins. Quelque chose d’ouvert, comme la nuit. Cette porte qui donne sur le jour.

Mais un autre cœur est-il possible ?

Page 118, Anne Penders écrivait, entre parenthèses :

(pour vivre chinois, vivons cachés)

Comme toujours : la poésie brûle nos étapes.

Cependant, dans la marge, elle recopiait ceci, tiré de Thomas Heams-Ogus, Cents seize Chinois et quelques, Paris, Le Seuil, 2010, p.94 :

Ils voulaient être loin, pour que leurs traces se perdent et leurs suiveurs se résignent.

Ce que nous cherchons, c’est une sortie.

Et, quelque part, en bas, à gauche, dans la marge, peut-être celle-ci, anonyme : La nuit où nous tâtonnons est trop obscure pour que nous osions rien affirmer à son sujet pas même qu’elle est destinée à durer.

Même rédacteur·ice :

de Chine

Anne Penders

La Lettre volée, 2014

224 pages