Il est de ces livres à la fois nécessaires, « justes » et captivants. La nécessité tient certainement au devoir de mémoire qui s’accomplit en lisant le témoignage d’un rescapé de guerre. La justesse de ton est quant à elle remarquable. Elle va de pair avec la justice enfin retrouvée lorsqu’un homme engagé pour la liberté et son berceau – la France – est enfin mis sous les feux des projecteurs de l’Histoire. Enfin, la lumière de ces mêmes projecteurs étant la thématique intrinsèque du récit, on ne peut laisser celui-ci de côté tellement il nous captive au sens premier du terme ; cette ondée lumineuse nous aveugle et nous tient cois, admiratifs devant le courage d’un jeune homme.

Le jeune homme en question s’appelle Jacques Lusseyran. Encore lycéen, il entre en Résistance et guide ses compagnons dans la lutte contre l’ennemi nazi. Pourtant, ce guide est bien singulier ; il a perdu la vue à l’âge de huit ans. Cet incident, bien loin de le diminuer, l’a au contraire grandi car ses autres sens se sont aiguisés. Un « sixième sens » s’est créé chez lui, lui permettant non seulement de se connaître lui-même mais aussi ses contemporains. Fort de son handicap – quel oxymore ! –, le jeune Jacques s’amourache de la vie. Une lumière chaude rayonne au-dedans de lui à tel point que celle-ci transparaît de tout son être. Cette lumière, c’est son phare. Il la suivra toujours de ses yeux intérieurs pour le guider, même dans l’obscurité aveuglante – autre paradoxe – du camp de Buchenwald.

Tout d’abord, commençons par applaudir le choix du titre, le Voyant . Impossible de lire en effet ce texte sans penser au génie rimbaldien du personnage. Chez Lusseyran, les voyelles ont aussi des couleurs et le sérieux, quand on a dix-sept ans, n’a pas non plus d’importance. En outre, la jeunesse, le mystère, la fougue, l’intelligence, la beauté, la conscience politique d’Arthur Rimbaud semblent trouver écho, un siècle plus tard, dans la personne flamboyante de Jacques Lusseyran. Ajoutons à la liste le caractère visionnaire. En effet, dans la Lettre du voyant , Rimbaud explique, d’un ton convaincu, que le poète est le voyant suprême capable de sonder les arcanes de l’univers. Malgré ou plutôt grâce à sa cécité, Lusseyran dispose de cette même faculté qui est de « sentir », à l’instar des chevaux, ce qui est invisible à l’œil nu ainsi que de percevoir, comme les poètes, les quintessences de l’âme humaine. En cela, il est bien un génie car, étymologiquement parlant, ce mot renvoie au « Djinn » de l’Islam, c’est-à-dire une créature que le commun des mortels ne peut voir.

D’autre part, la thématique de la biographie de Jacques Lusseyran – la lumière – renvoie indubitablement à la religion. La foi ne quitta jamais le résistant. Telle une bougie, elle le réchauffe et vient même s’insérer, comme le dit si bien Garcin, à l’intérieur de son nom de famille : « Lux-eyran ». Pendant son incarcération à Buchenwald, sa croyance lui servira de canne blanche. Mais à côté du christianisme, une autre forme de chaleur viendra le soutenir : la littérature. Cet amoureux des lettres récitera des poèmes dans la cellule, ce qui fera évader, pour un temps, tous les détenus, même ceux qui ne comprennent pas un mot de français. On touche ici à la définition la plus élémentaire de la littérature telle qu’elle existe depuis toujours, quand elle permet pour un temps de s’évader d’une réalité médiocre. L’Allemagne barbare de l’époque semble d’ailleurs vouloir nier ce pouvoir en jetant au bûcher des œuvres littéraires. Cela n’est pas le cas de Lusseyran. Ô combien il est émouvant de savoir qu’un détenu du régime nazi continue d’adorer ses écrivains – Goethe, Schiller et Nietzsche entre autres.

Jérôme Garcin a par ailleurs cela d’honorable qu’il parvient à ressusciter un mort, tout comme l’avait fait par exemple David Foenkinos avec Charlotte , son livre le plus poignant, où l’auteur de la Délicatesse réparait lui aussi une injustice en faisant connaître une artiste peintre indûment oubliée. Mais surtout, l’amour et l’obsession que ces deux auteurs portent à leur sujet sont si grands que le lecteur ne peut s’empêcher d’aller découvrir à son tour les œuvres de Charlotte Salomon d’une part et de Jacques Lusseyran de l’autre. Comme un professeur tellement passionné par sa matière que ses yeux brillent, Garcin donne envie à son lecteur de découvrir la source de tant d’émerveillement en allant faire des recherches de sa propre initiative, comme le ferait un élève zélé. Cela tient sans doute à l’ébahissement mêlé parfois à l’incompréhension qu’un lecteur d’aujourd’hui peut ressentir devant le maintien d’une foi inexorable en la vie et en l’humanité.

Finalement, qui est atterré par la violence du monde refermera le livre de Jérôme Garcin avec une dose d’espoir. Espoir devant la bienveillance jamais vaincue d’un homme envers une Humanité peu reluisante restée pourtant étincelante à ses yeux éteints. Lusseyran et, par-là même Garcin, nous rappellent que la littérature ne cesse de lutter contre l’obscurantisme toujours actuel et nous guide dans la quête d’un monde plus humain. Le flambeau est passé d’une plume à l’autre et a ravivé une flamme fragile. Merci, monsieur Garcin.